Familles
Une bâtisse normande soigneusement transformée en cabinet de curiosités
Chez
Morgan Diguerher et Jean-Pierre Vipotnik
Qui l’eût cru ? Derrière les murs épais de cette bâtisse normande au jardin verdoyant se cache en réalité un véritable cabinet de curiosité à la manière de ces lieux de la Renaissance, renfermant mille merveilles de la science, de l’artisanat – artificialia – ou d’histoire naturelle. Morgan Diguerher, créateur et ensemblier, et son compagnon Jean-Pierre Vipotnik, infirmier en chirurgie, ont parcouru le monde, de Paris à New York en passant par Berlin, avant de s’installer définitivement ici. Mais pas seuls. Avec leurs œuvres d’art, leurs objets, leur chat et leur horreur du vide, transformant cette ancienne ferme bâtie au XIXe siècle en grande demeure chaleureuse d’où l’on entend fréquemment le rire des amis. The Socialite Family leur a posé quelques questions au coin du feu.
Lieu
Normandie
texte
Elsa Cau
Photographies et Vidéos
Constance Gennari
TSF
Qui êtes-vous, Morgan ?
Morgan
Je travaille en tant qu’ensemblier sur différents projets d’intérieur entre Rouen, Deauville et la région de l’Eure. Je n’aime pas l’idée de décor, je préfère dire que j’assemble et « mets ensemble ». J’aime ce nom désuet d’ensemblier que je trouve finalement très moderne. Je dessine aussi parfois mon propre mobilier – quand je ne trouve pas ce que je recherche. Jean-Pierre et moi vivons ensemble depuis 21 ans, d’abord à Paris, New York, Berlin et désormais en Normandie. Depuis quatre ans, notre chat abyssin est venu combler nos vies. Nous avons quitté définitivement Paris fin 2024.
TSF
Quel est votre parcours à chacun ?
Morgan
Jean-Pierre est infirmier en chirurgie cardiovasculaire depuis vingt-cinq ans. Il y a quelques années, il a obtenu son diplôme en bijouterie-joaillerie dans le cadre d’un CAP à l'école Boulle et a réalisé ses propres collections. Pendant quelques saisons, il a dessiné les collections de bijoux pour la maison Léonard, à l'époque sous la direction artistique de Christine Phung, qu'il a ensuite suivie pour imaginer les bijoux de ses défilés. Me concernant, j'ai suivi des études d'histoire de l'art puis de mode, design et marketing. Pendant pratiquement vingt-cinq ans, j'ai dessiné des accessoires et de la maroquinerie pour des maisons comme Zadig & Voltaire, Lancel, Chloé, Repetto, Paco Rabanne, Le Tanneur, jusqu'à New York pour Diane Von Furstenberg, puis à Berlin pour la marque Libeskind Berlin, très connue en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Ma spécialité, c'est la maroquinerie et les accessoires. Chez nous, j'ai ce bureau au dernier étage où il y a presque un millier de sacs vintage. J’y ai longtemps travaillé avec les différentes équipes des maisons que j’ai citées, parce qu’il y a beaucoup de place et qu’on y est au calme pour réfléchir, concevoir. En 2020, j'ai créé un studio de décoration qui s'appelle Ensemble-Lié. Je n'impose pas un goût, je me vois plutôt comme un psy qui entrerait dans l'intimité des gens, pour comprendre des mécanismes et des choix artistiques ou des goûts et me dire : « Tiens, comment peut-on traduire ça, mettre en scène et créer un espace dans lequel le revoir ? » Finalement, quand vous dessinez un sac, vous êtes déjà en trois dimensions, vous pensez en trois dimensions. Donc, passer de l'un à l'autre, ç’a été extrêmement facile parce qu'on visualise tout de suite le travail de la couleur et des textures !
TSF
Dans quel environnement avez-vous grandi et comment pensez-vous que cela a influé sur vos goûts ?
Morgan
Jean-Pierre vient d'une famille originaire de l'Est de la France. Chez eux, un intérieur, c'est surtout pratique, fonctionnel et accueillant. C'est grâce à ses grands-parents paternels qu'il a appris à aimer les objets de belle facture et c’est sa mère qui lui a transmis son goût très prononcé pour le vintage. Chez eux, on aime tout de même conserver les objets, les transmettre, les récupérer ou produire soi-même. Son père, techniquement, est incroyable. Il maîtrise tous les matériaux et est capable de réaliser n'importe quoi à partir d'une idée. Jean-Pierre a toujours été attiré par l'image. D'ailleurs, dans notre couple, c'est plutôt celui qui a orienté nos choix concernant des tirages de photographies d'artistes : André de Dienes, Volker Conradus, Isabelle Wenzel ou encore Bert Stern. Pour ma part, j'ai grandi dans le foyer de mes grands-parents, qui était une maison de ville sur cinq niveaux. Je vivais au dernier étage de la bâtisse qui était réservé aux employés de la maison : trois chambres. Je changeais de chambre en fonction des saisons. J'avais ma chambre d'été, ma chambre d'hiver et une chambre en plus. Mes grands-parents et mes arrière-grands-parents étaient des soyeux lyonnais : ils possédaient un atelier dans lequel on tissait des fils d'or et d'argent pour en faire des galons et des passementeries. Ils travaillaient pour la couture à l'époque, notamment Hubert de Givenchy. C'est donc la famille qui m'a donné le goût des belles choses, de l'artisanat, du savoir-faire, du savoir-vivre aussi et de la bienveillance. Et tout ça, bien évidemment, dans une grande élégance, au service d'un goût. Mon grand-père ne pouvait pas sortir de chez lui si ses chaussures n'étaient pas cirées (rires).
TSF
Racontez-nous l’histoire de ce lieu.
Morgan
On cherchait une maison à acheter à une heure, une heure trente de Paris, et un jour, en allant à Granville passer le week-end chez une amie, on s'est arrêtés visiter cette maison. Coup de cœur. On n'en a pas vu d'autres. On l'a achetée... et puis, bon, on a mis quelques mois à évaluer la somme des travaux qui s'est avérée colossale (rires). C'est donc d'abord la maison qu'on a adoptée et ce n'est qu'ensuite qu'on a découvert la région, celle du Vexin normand, dans une boucle de la Seine. Ici, c'était une maison de famille acquise en 1979 par des Parisiens. Elle avait précédemment appartenu à la famille Bouchara et faisait partie des propriétés de Louis Renault – le château de Louis Renault est voisin. Notre maison est une ancienne ferme, parmi celles qu'avaient achetées Renault pour nourrir ses ouvriers basés aux Andelys. C’est une construction datant de 1850, d'époque Napoléon III, qui a subi des extensions et des modifications.
TSF
Avez-vous réalisé beaucoup de travaux, ici ?
Morgan
Ah ! Les travaux : du sol au plafond nous concernant ! La maison n'était pas habitable en l'état. En arrivant, on venait d'avoir les clés et on a voulu se servir un verre d'eau. On ouvre le robinet et là, c'est de la boue qui jaillit. Les lieux s'étaient beaucoup dégradés. On a dû commencer par l'isolation, puis il a fallu changer toutes les huisseries, on a refait les chambres et une des salles de bains la première année. L’année d’après, on a refait toute la cuisine et modifié le plan, supprimé des chambres et des salles de bains et changé la circulation de l'intérieur. Tous les ans, on repensait un élément. Les façades aussi : volets, menuiseries... Après quoi, on a acquis des morceaux de terrains divers pour ne pas avoir de construction face à la maison. Et tout cela, c'est sans parler du jardin ! Une vraie forêt vierge. On a retiré, je crois, 15 bennes de végétaux en l'espace de dix jours. Nos familles sont venues, nous ont aidés, on a fait appel à des entrepreneurs, ce qui était compliqué aussi ! Car il y avait des chambres partout : dix, au total, et on n’en a finalement gardé que deux dans la maison principale et deux dans la dépendance.
TSF
Quel a été le plus grand défi des travaux ?
Morgan
De remodeler les espaces dans la maison, jusqu'au sens de l'escalier. Les espaces qui étaient un peu étouffants, très cloisonnés, nous avons voulu les ouvrir. Mais parfois, aussi, fermer !
“On a ce goût des échanges, du partage, des conversations. Ici, il y a énormément d'objets qui parlent de plein de cultures différentes. Et cette maison se veut chaleureuse.”
TSF
Quelle ambiance avez-vous voulu créer ici ?
Morgan
On a ce goût des échanges, du partage, des conversations. Ici, il y a énormément d'objets qui parlent de plein de cultures différentes. Et cette maison se veut chaleureuse. C'est un lieu où l'on accueille, où on reçoit, où on a des discussions, des échanges, où on crée des rencontres aussi entre différents groupes d'amis. C'est un lieu de vie, quoi. Mais aussi un lieu où l'on se repose, où l'on s'échappe dans un autre espace-temps. D'ailleurs, quand vous franchissez le portail, vous ne savez pas trop dans quelle époque vous plongez. L'une de nos amies qualifie l'endroit de Worldly Elegant (rires). Au début de l’année, on a décidé de quitter complètement Paris et de vivre ici. On se sent bien.
TSF
Parlez-nous d’une ou plusieurs pièces que vous aimez tout particulièrement ici.
Morgan
Il y a beaucoup d'objets japonais, balinais, de l'art africain, mais en même temps de l'art moderne, avec une sérigraphie de Sonia Delaunay, de la photo contemporaine avec Charles Fréger qui est un photographe rouennais, d'ailleurs venu à la maison. Ici, on aime créer des rencontres avec des gens du monde de l'art, aussi. Bref, difficile de choisir ! Je vais prendre pour exemple deux portraits de Marilyn que nous conservons ici, l'un par Bert Stern et l'autre par André de Dienes. Le Bert Stern, c'est un petit format qui est dans la très sombre montée de l'escalier. Cette cage d'escalier a été pensée comme un lieu de passage, comme un passage de l'ombre vers la lumière. On est très sensibles à la philosophie Wabi Sabi (reliant deux principes : wabi (solitude, tristesse, dissymétrie…) et sabi (l'altération par le temps, les choses vieillissantes, la patine des objets). Le wabi fait référence à la plénitude et la modestie que l'on peut éprouver face aux phénomènes naturels, et le sabi, à la sensation face aux choses dans lesquelles on peut déceler le travail du temps ou des hommes, ndlr. C'est presque comme une symbolique de vie, cet escalier ! Le Bert Stern, c'est la dernière séance de Marylin, elle pose avec ce côté un peu mélancolique et on sait que cette séance a précédé sa disparition. Et, face à ce tirage, il y a la première séance de Marylin, où elle n'était pas encore complètement Marylin, par André de Dienes, pour laquelle il lui avait demandé d'incarner la joie. Elle est simplement vêtue de cette couverture sur la plage, elle est absolument rayonnante. Il y a cette joie. Le début et la fin.
TSF
Quelles sont vos bonnes adresses dans les environs ?
Morgan
Jérôme Bellec aux Andelys, un boulanger-pâtissier extraordinaire. Le meilleur paris-brest, le meilleur saint-honoré. Récemment, il nous a préparé, par exemple, une omelette norvégienne, à partir d'une recette qu'il a retrouvée dans un livre des années 1950. C'était incroyable. La brasserie des Deux Amants, qui n'est pas très loin, organise des concerts tous les vendredis soir pendant la belle saison. C'est très convivial et les bières sont excellentes. Enfin, le marché des Andelys tous les samedis que j’affectionne particulièrement : on a la chance d’avoir d’excellents producteurs et éleveurs locaux.
TSF
Que pensez-vous de The Socialite Family ?
Morgan
The Socialite Family, c'est d'abord une rencontre avec Constance Gennari, qui était complètement fortuite. On se croisait régulièrement sans se connaître, justement en Normandie. Je connaissais déjà le média. Ce que j'y apprécie, c'est qu'on peut vraiment identifier les gens qui vivent dans un lieu et vice versa. Souvent, on parle plus du résultat que de l'initiative ou du processus créatif. La démarche de The Socialite Family humanise les intérieurs. On observe différentes personnalités et pourquoi on a ce type de résultat ! J'adore pouvoir mettre un visage sur un intérieur. Je trouve que c'est plus fort. C'est beaucoup moins froid qu'un magazine sur papier glacé où vous avez de belles photos, de belles images très léchées. Le format de Socialite Family, il est en vie, il est en mouvement, il parle, il est éloquent, il est dans le dialogue.
TSF
Avez-vous une pièce favorite dans notre collection ?
Morgan
Nos deux pièces favorites sont les lampes
et
emplies de couleur et de joie !