Familles
En plein cœur de Milan, une maison de famille éclectique, perchée et colorée
Chez
Jeanne Labib-Lamour, Paolo Sarno, Nina, 8 ans et Vera, 4 ans
La scène vous fige dans un instant de convoitise : en plein cœur de Milan, une terrasse suspendue et verdoyante, dissimulée au milieu des immeubles. Là, dans un sursaut printanier, une famille s’active. La table est dressée dans un tourbillon de couleurs, deux petites filles rient et se jettent sur leur père qui vient d’arriver, costume cravate et petit pot de glace en main. Peut-on faire plus italien ? Jeanne Labib-Lamour semble la première étonnée de ce havre de paix qu’elle et Paolo, son mari, ont construit dans la capitale économique italienne. La styliste de la maison DoubleJ déambule, robe longue chatoyante, dans les pièces colorées qu’elle a imaginées, dit-elle, comme elle aurait pensé une collection de mode. À cela près que les mannequins en seraient les meubles, les objets et les œuvres aux époques et aux influences diverses que l’on croise dans cette maison véritablement perchée au faîte d’un palais milanais. Visite joyeuse et discussion légère, comme pour célébrer le printemps.
Lieu
Milan
texte
Elsa Cau
Photographies et Vidéos
Constance Gennari, Elsa David
Chez Jeanne Labib-Lamour, notre
rayée se confronte à un bureau Art Déco et un ensemble métallique USM.
TSF
Qui êtes-vous, Jeanne ?
Jeanne
J'évolue dans la mode depuis toujours, depuis que je suis toute petite. Depuis trois ans, je travaille pour La DoubleJ, une marque très belle basée à Milan, fondée par J.J. Martin, une Américaine. Je suis mariée à Paolo et nous avons deux petites filles merveilleuses : Vera et Nina. Cela fait dix ans déjà que je vis à Milan. Je viens de Paris, mais maintenant, les gens disent de moi que je suis moitié Parisienne, moitié Milanaise, donc j'ai presque gagné mes galons de Milanaise ! On adore notre vie ici, dans cette ville et dans cette maison, parce qu'on a l'impression de vivre à la campagne. On est très heureux et dès qu'on ouvre la terrasse, on a l'impression d'être dans un monde un peu à part.
TSF
Elle nous accueille en beauté, aujourd’hui, cette terrasse !
Jeanne
Cette table inaugure la saison de la terrasse ! La vaisselle, c'est bien sûr DoubleJ, avec le service et les verres Rainbow. J'ai mélangé avec nos assiettes Pineapple, c'est la fête de la couleur et du foufou ! J'ai placé ici l'une de nos têtes en céramique siciliennes. Je ne m'occupe pas des collections de la table, il s'agit d'un autre designer, Julio, mais du prêt-à-porter, des chaussures, de la maroquinerie. On travaille donc souvent ensemble pour la maison puisqu'on peut facilement adapter nos imprimés à différents supports, réfléchir ensemble aux moodboards.
TSF
Quel est votre parcours ?
Jeanne
Je suis née dans une famille du cinéma et de la télé, assez saltimbanque et artistique. D'aussi loin que je me souvienne, je veux être dans la mode. Depuis que j'ai 8 ans, 9 ans. J'ai commencé à faire des stages à Paris très jeune : à 14 ans avec Yves Saint Laurent, à 15 ans avec Karl Lagerfeld, à 16 ans avec Sonia Rykiel. Et ensuite, je suis partie étudier en Angleterre, à Londres à la Saint-Martin School. Je ne voulais pas faire une école à Paris. Je voulais faire une école anglaise complètement folle et excentrique (rires). J'ai donc passé trois ans à étudier au milieu de la folie londonienne des écoles de mode. À la suite de quoi j'ai voyagé pendant six mois en Amérique du Sud. À mon retour, j'ai commencé à travailler chez Balenciaga, d'abord à Paris. Puis, j'ai œuvré dans différentes maisons dont Giambattista Valli jusqu'à ce que, il y a 10 ans, je déménage ici avec pour perspective de travailler pour Moncler. Depuis, j'ai encore changé, et je suis désormais styliste chez la DoubleJ qui m'a permis de renouer avec mon ADN : de la couleur, des imprimés et du maximalisme ! C'est une marque qui est finalement très italienne, tout est fait en Italie, la soie, le prêt-à-porter, les assiettes et les verres... Les artisans italiens sont au cœur de l'expérience.
"Je suis monomaniaque du crayon," nous souffle Jeanne Labib-Lamour, qui privilégie une seule marque pour dessiner ses collections.
Ici, j'ai travaillé comme pour une collection, c'est-à-dire que j'ai réalisé un moodboard pour chaque pièce.
Dans la chambre à coucher, I've Got Your Back, un tableau de l'artiste Inès Longevial, veille sur le couple.
Chez ces amateurs de photographie, les clichés sont partout, jusque dans la salle de bains.
TSF
Vous avez commencé à travailler très jeune aux côtés d'Yves Saint Laurent ou encore de Karl Lagerfeld. Pourquoi si tôt dans ce milieu ?
Jeanne
Parce que je voulais faire des stages ! Dès que j'avais du temps libre, à côté du lycée, l'été ou pendant les vacances de Pâques, j'envoyais des CV grâce à mes parents, à des amis d'amis d'amis. Chez Yves Saint Laurent, j'étais dans un petit coin du côté de la bibliothèque, à le regarder. D'ailleurs, je l'ai fait deux années de suite, à porter une de ses petites blouses blanches. Avec Karl Lagerfeld, nous allions dans le bureau de Virginie Viard, je faisais les photocopies, je coloriais les dessins, je préparais les cafés. Puis j'ai commencé à aider sur les broderies, puis le repassage ! À 13 ans, j'ai fait mon stage de troisième chez Dorothée Bis, qui est une ancienne maison de maille des années 1960-70. Je faisais les petites mains, la petite souris dans les studios. C'étaient mes premières expériences et, déjà, je savais que ma place était là. J’ai donc fait des études de stylisme. Toute ma vie a été orientée comme ça, vers la mode.
TSF
Comment décririez-vous le style de cet appartement familial ?
Jeanne
Cet appartement, je l'ai un peu conçu comme une collection de mode, je crois. On a collaboré avec un architecte pour la structure, et je me suis occupée de toute la décoration intérieure. J'ai donc travaillé comme pour une collection, c'est-à-dire que j'ai réalisé un moodboard pour chaque pièce. Il y a tout un fil rouge de couleurs : ça commence par l'entrée, dans les tons bleu pétrole et jaune. Toutes les portes sont peintes dans ce vert-de-gris, qui, lui aussi, fait le lien dans l’appartement et nous entraîne vers le papier peint à motifs très présents mais ponctué de ce vert très doux. Lui-même nous conduit vers la pièce suivante par un rappel, jusqu’à la salle de bains bordeaux, à la cuisine dans ses tons de rouge et de terre cuite, etc. Il y a un style un peu parisien, sans doute : la maison est irrégulière, elle descend et remonte, elle est parée de moulures... Je voulais avant tout une maison joyeuse, colorée, imprimée, pas minimaliste avec ces touches un peu excentriques à droite et à gauche. Paolo, lui, a fait la cuisine, il la voulait très masculine, et la salle de bains. Pour le reste, il m'a laissé les clés : je m'en suis amusée comme je le fais dans mon métier. J'ai sourcé tous les matériaux en Italie, exactement comme je le fais dans la mode.
TSF
Quand vous êtes arrivés ici, tout était à refaire.
Jeanne
Tout ! Mais tout ! Ça n'avait pas été habité depuis 70 ans. Il y avait des pigeons dans la maison ! Le toit était ouvert et on a reconstruit un étage. On a tout refait, modifié le plan, revu les parquets, l'électricité, l'eau, l'isolation, les fenêtres, les volets, la terrasse et j'en passe ! C'était une ruine, voilà. Et puis, ce n'était pas notre objectif de départ... Initialement, je ne voulais pas d'un appartement aussi grand. Je travaillais sur un projet en Chine à l'époque et j'avais vu une annonce qui disait : « Appartement centre de Milan avec terrasse ». J'appelle Paolo de la Chine et je lui demande s'il veut aller voir. Il me répond que non, qu'il n'y a pas de photos, que ça va être complètement nul. Mais j'insiste, je ne sais pas pourquoi. Il y va et il m'appelle « peut-être faudrait-il que tu le voies ». Je suis arrivée dans cet endroit avec les pigeons qui volaient au-dessus de ma tête et, allez savoir : j'ai senti que c'était chez nous. C'était le matin, la lumière était partout, il y avait cette terrasse posée comme dans un palais au beau milieu de Milan. C'était beaucoup trop ambitieux pour nous, mais Paolo est aussi un grand rêveur... On a fait de cette maison notre rêve en neuf mois.
TSF
Les travaux ont-ils été compliqués à réaliser ?
Jeanne
La particularité ici, c'est qu'il n'y a aucun moyen d'acheminer les matériaux avec des grues. On a tout monté par les escaliers – et je ne parle pas que du déménagement ! On a aussi eu des surprises : dans la salle à manger, on a dû faire couler une dalle en béton supplémentaire parce que le sol menaçait de s'effondrer. Oui, on a bien transpiré, on l'a bien mérité. D’ailleurs, la salle à manger a fait l’objet d’un casse-tête de décoration : la pièce est triangulaire. L'espace n'est donc pas évident. J'ai eu envie d'en faire une espèce de grotte, mais lumineuse : j'ai donc pensé à une fresque. J'ai dessiné à même le mur des animaux, des couples, des vagues et des étoiles… et ce grand lion qui nous emmène vers la terrasse. Les couleurs suivent le fil rouge de l'appartement : jaune, bleu, orangé. Ces motifs et ces couleurs l'illuminent, finalement, et la font vivre. Pour le mobilier, j'ai voulu mélanger les matières et les périodes : les chaises des années 1970, la table en cuir et toutes les petites touches d'excentricité avec les objets. Elle n'est ni fermée, ni ouverte !
La salle à manger, située dans un espace triangulaire et ouvert sur la terrasse, aura été un défi à réaliser pour le couple.
TSF
Les filles aiment-elles leur maison ?
Jeanne
Elles l’adorent. On a déménagé ici, Nina la grande avait 3 ou 4 ans et après, Vera y est née. C'est donc la seule maison qu'elles auront connue. Surtout la terrasse, qui est l'épicentre de nos vies quotidiennes : on vit là. On rentre de l'école, on est là, on déjeune là, on se pose avec les enfants là, le soir. Ici, c'est vraiment une pièce de vie en plus. Et quand il commence à faire beau et que tout est ouvert... c'est comme une petite campagne.
TSF
Vous avez visiblement un style bien à vous, en mode comme en décoration. D'où vient-il, ce style-là, ce goût-là ?
Jeanne
De ma mère, je crois. On a énormément voyagé, avec ma famille. Ma mère, c'est une grande carriériste. La femme en tailleur Mugler des années 1980, les ongles faits, très bijoutée, aux colliers colorés, de grands foulards Hermès bleu turquoise... La couleur et les imprimés ont toujours fait partie, je pense, de mon ADN. Mes parents ont des maisons remplies d'œuvres et de livres. À mon tour, je voyage énormément avec Paolo et les filles. À la maison, nous avons donc beaucoup de tableaux, d'œuvres d'art. Dans mon style, il y a quand même un peu de classique, de « chicness » à la française, désormais mélangé à ce grain de folie italien, mais aussi à mon expérience londonienne, sans compter tous les autres voyages ! Je suis quelqu'un d'assez joyeux et solaire, donc j'ai besoin de couleurs, d'imprimés, de chatoiement.
TSF
Dans quel environnement avez-vous grandi ?
Jeanne
Mes parents vivent dans le même appartement à Paris depuis cinquante ans ! Il y a des livres d'art jusqu'au plafond, tant de tableaux que beaucoup d'entre eux sont cachés sous les lits. Ils ont énormément d'amis artistes, peintres, musiciens, acteurs et écrivains. J'ai donc grandi dans ce milieu artistique. Dans la maison de Provence, c'est pareil : beaucoup de livres, de collages, de lithographies et de vieille vaisselle. On collectionnait les choses des gens qu'on aimait. C'est aussi ce qu'on est en train de faire, ici, avec Paolo.
TSF
Quel a été le plus gros casse-tête de ces travaux ?
Jeanne
On a eu quelques problèmes structurels. En haut, on a créé une pièce qui n'existait pas, donc on a dû descendre le niveau du sol, mettre des poutrelles en métal, construire un étage et rénover le toit. L'immeuble étant classé aux Belli Arti, on n'a pas eu le droit de toucher à la structure et on a dû refaire les fenêtres à l'identique des anciennes. Bon, sur le moment, tout s'enchaîne, une série de casse-têtes et on a l'impression de vivre un cauchemar, mais on oublie...
TSF
Racontez-nous certains objets que vous appréciez particulièrement chez vous.
Jeanne
Il y a beaucoup à montrer (rires) ! Beaucoup de photographies, beaucoup de tableaux. Notamment des tableaux de famille qu'on récupère. Ce tableau, dans notre chambre, signé d’une jeune artiste qui a pris une sacrée cote depuis, Inès Longevial, s'intitule I've got your Back. Il représente certes deux femmes, mais c'est pour moi significatif de ma relation avec Paolo, qui est mon roc et me rassure dans mes moments de doute et de faiblesse, en bonne âme d'artiste que je suis (rires) ! Dans le salon, il y aussi cette grande table de vigneron que j'adore. C'était celle de ma grand-mère, qui possédait une grande propriété viticole dans le sud de la France. Ces tables, ce sont celles autour desquelles les vignerons se retrouvaient après les vendanges pour boire un coup (rires). Je l'ai rapportée du Sud – et c'était un sacré transport ! C'est un peu là ma bulle, je dessine assez souvent ici. Je feuillette mes livres, mes inspirations.
TSF
Ce coin bureau, dans le salon, s’agit-il du seul endroit où vous travaillez, chez vous ?
Jeanne
Ce bureau, entre l’entrée et le salon, c'est un peu mon coin. J'y ai rangé ma bibliothèque de recherche, tous mes livres de mode, l'ensemble classé par la psychopathe que je suis par ordre alphabétique et thématique. J'adore le contraste entre l'USM jaune très moderne, un peu seventies, cette bibliothèque sobre, le fauteuil rayé Rotondo de chez vous et ce bureau à l'ancienne qui pourrait être un Ruhlmann… qui sait ? C'est un mystère de famille. Mon grand-père était architecte, il est à l'origine des immeubles Walter à Paris, qui étaient entièrement meublés par Ruhlmann. Ce bureau, je l'ai hérité de lui... Aux murs, un petit Marie Laurencin offert par ma mère, qu'elle avait dans sa chambre, c'est un vrai cadeau du cœur, très doux. Et puis les tableaux et dessins d'un ami de mes parents, Jean-Paul Chambas, des esquisses de Jean Vérame, et des photographies du Tibet de Matthieu Salvaing – un ami très cher - et Stephen Tayo, dont j’ai découvert le travail aux Rencontres d’Arles. En famille, on s'offre des œuvres à chaque anniversaire, maintenant !
Paolo Sarno, quant à lui, souhaitait donner une touche plus masculine à la cuisine.
Dans le salon et dans le coin bureau, les tableaux et dessins d'un ami artiste de la famille de Jeanne Labib-Lamour, Jean-Paul Chambas.
Coup de théâtre : le secret le mieux gardé de cet appartement est bien sa grande terrasse, nichée à l'opposé de son entrée.
TSF
Quelle est votre inspiration du moment, votre dernière découverte ?
Jeanne
Récemment, à Paris, je suis allée voir une exposition de premières photographies en couleur de mode des années 1920 au Musée Galliera (Galliera (Les couleurs de la mode, Autochromes du Salon du goût français, 1921-1923, ndlr)). Les vêtements, les couleurs, m'ont happée ! Je suis revenue avec le catalogue. Quand je dessine une collection pour La DoubleJ, je pars toujours de la couleur et de l'imprimé, plus que de la coupe, la forme.
TSF
Que représente The Socialite Family pour vous ?
Jeanne
D'abord un blog "lifestyle" de familles et d'appartements que j'aime à chaque fois et une marque de design cool, colorée et désirable !
TSF
Quelle est votre pièce préférée de notre collection ?
TSF
Quelles sont vos bonnes adresses du quartier à Milan ?
Jeanne
Le "B" Café, piazza Borromeo, sur la plus belle place de Milan pour un aperitivo, Marchesi, le café classique milanais et historique pour un petit déjeuner animé, Corso Magenta et Wait & See, véritable caverne d'Ali Baba dans le quartier des 5 Vie, via Santa Marta...