Familles

Paris Rive Gauche, un appartement aux volumes fastueux qui traverse les générations

Chez Agathe Derieux et ses filles à Paris

Chez

Agathe Derieux, Blanche 15 ans, Roxane 13 ans et Iris, 11 ans

Ce pourrait être un soir de fête au XVIIIe siècle, les dorures illuminées par les lustres aux mille reflets dans cet appartement fait de volumes imposants. À moins qu’on n’interrompe une réunion d’intellectuels de l’entre-deux-guerres, assis au milieu des tableaux de maîtres et des curiosités accumulées dans l’antre familial de la Rive gauche parisienne. Ou que l’on pénètre chez un artiste en vogue de la grande époque du Faubourg, entouré de ses mannequins d’atelier, silencieuses présences articulées. L’appartement familial d’Agathe Derieux, galeriste, est un peu tout cela à la fois. Havre hors du temps, bijou ancien transmis de génération en génération, labyrinthe précieux envahi d’âmes muettes qui vous suivent du regard au fil des pièces. Et extension personnelle de sa galerie Yveline – du prénom de sa grand-mère, fondatrice de l’adresse –, sise au 4 rue de Furstemberg, l’un des plus anciens commerces du quartier encore en vie. Si vous cherchez des repères, faites un pas en arrière. Ici, le décor a sa propre personnalité et vous joue des tours. Les héroïnes mélancoliques de la peintre Douni Hou répondent aux yeux en bille des animaux de porcelaine et aux profils mystérieux des mannequins en bois. Agathe Derieux, son mari et leurs filles aux airs des Trois Grâces vivent ici dans leur monde. Un univers fait de poésie à travers de petits riens, de beauté mêlant les siècles et les médiums, le tout orchestré d’une main – elle est longue et fine, évidemment – de maître par celle pour qui le sens du décor est aussi celui du jeu. Pas question, dans ce contexte un poil surréaliste, de vous montrer chaque pièce, chaque recoin des lieux. The Socialite Family est entré sur la pointe des pieds pour saisir un peu du rébus familial.

Lieu

Paris

texte

Elsa Cau

Photographies et Vidéos

Clothilde Redon, Elsa David

Chez Agathe Derieux et ses filles à Paris
Chez Agathe Derieux et ses filles à Paris
Chez Agathe Derieux et ses filles à Paris
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chez Agathe Derieux à Paris

TSF

Qui êtes-vous, Agathe ?

Agathe

C'est une très bonne question, mais je n'en sais rien. Je ne pense pas que la réponse nous éclaire énormément. Je crois que je change tous les jours.

TSF

Quel est votre parcours ?

Agathe

J’ai commencé stagiaire aux Éditions Gallimard puis Stock, et travaillé chez Albin Michel jusqu’à la naissance de Blanche. En 2014, j’ai repris la galerie de ma grand-mère, Yveline, au 4 rue de Furstemberg à Saint-Germain-des-Prés.

TSF

Dans quel environnement avez-vous grandi ?

Agathe

J’ai grandi entre Paris, la Touraine et le Jura. Mon père était un brillant intellectuel, pianiste et polytechnicien. Mais des événements comme la guerre d’Algérie et une faillite ont bouleversé son existence. Il était héritier de l’enseigne Armand Thiery – mon nom de jeune fille – et dans les années 1980, la faillite l’a forcé à vendre. Ma mère était superbe, excentrique, catholique, amoureuse des arbres, des enfants et des fleurs. Beaucoup de beauté, d’esprit. Inclassable et déséquilibrée ! Mes parents sont partis vivre en Touraine en 1987, faire beaucoup d’enfants dans un grand parc et une propriété magnifique comme un château de princesse très loin du monde. Nous avons mené une vie solitaire, sauf le week-end où les copains débarquaient de Paris passer des journées de discussions, de bonnes bouffes et de parties de cartes. C’était une enfance et une adolescence poétiques et romantiques, remplies de lectures, de séances de piano, parmi des dizaines de labradors, des caisses de champagne et des cartouches de Rothmans International. Un concept… qui les aura tués jeunes. La vie, c’est fragile ! J’ai toujours été très proche de ma grand-mère maternelle, dont j’ai repris la galerie il y a dix ans.

TSF

Racontez-nous l'histoire de cet appartement et comment vous l'avez découvert.

Agathe

C'est plutôt lui qui m'a découverte ! J'ai toujours été ici. Nous sommes dans un appartement de famille. La première fois que j'ai vraiment pris conscience du temps qui passe ici, j'avais 9 ans et j'étais à la porte. J'étais assise sur les marches du grand hall d'entrée de l'immeuble et j'attendais ma grand-mère. C'était curieux parce que je regardais cet escalier je me disais « à cet endroit, très précisément, ma mère s'est aussi assise, au même âge que moi ». Et tout à coup, ça m'a émue. D'autant plus que dans mon esprit, je dissocie tout à fait ce lieu, où je vis, de celui où a grandi ma mère et vécu ma grand-mère. Quand on me parle d'ici à cette époque, c'est comme si on me parlait de quelqu'un d'autre. Et pourtant, les lieux sont imprégnés de leurs anciennes vies. De temps en temps, j'ai un flash et je pense au fait que je dors à l'endroit exact ou dormait ma grand-mère. Quelque part, on ne s'est jamais quittées. D'ailleurs, elle et moi sommes nées le même jour.

TSF

Il existe un lien très fort entre votre grand-mère et vous-même.

Agathe

Bonne-maman pensait que sa fille unique lui avait fait cadeau, le jour de son anniversaire, d'une petite-fille. Nous étions très proches. J'ai passé beaucoup de temps dans sa galerie, qu'on surnomme affectueusement « le magasin » et qui désormais m'appartient, rue de Furstemberg.

chez Agathe Derieux à Paris
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TSF

Yveline Lecerf était une figure de Saint-Germain-des-Près. Votre grand-mère a eu un destin atypique !

Agathe

L'amour de sa vie, c'était le Christ. Dans sa jeunesse, elle avait épousé un homme, mon grand-père. Elle s'est occupée des Foyers de Charité avec Marthe Robin. Et puis, le drame, après-guerre : elle rencontre l'homme qui va devenir celui que j'ai appelé toute ma vie mon grand-père. Évidemment, pieuse comme elle était, il n'était pas question d'infidélité, sans même parler de divorce. Une séparation, c'était être mis au ban de la bonne société. Alors, elle décide de faire un enfant avec son mari, comme un obstacle à tout jamais à cet amour impossible. Quelques mois plus tard, son mari a fait faillite et n'a pas réagi à ce coup du sort. Yveline est partie chez sa mère, avec sa fille. Mais mon arrière-grand-mère était une grande mondaine, vivait le soir et supportait mal la présence d'une enfant en bas âge chez elle (rires). J'ai toujours adoré cette femme, magnifique, qui était pleine d'humour et d'esprit. Mais élever un enfant, ce n'était pas dans ses préoccupations. Alors ma mère a été envoyée chez sa tante, la sœur d'Yveline. Ma grand-mère a été obligée de commencer à travailler, puisqu'il n'y avait plus beaucoup d'argent. Elle a été vendeuse chez un antiquaire de la rue Jacob. Un soir, son père est venu la chercher et, voyant dans quelles petites conditions travaillait sa fille, il décide de l'installer dans sa propre galerie et de lui faire don d'une petite somme pour qu'elle commence son stock. Yveline est née là où elle se tient toujours, en bordure de cette belle place, mais à l'époque, l'espace était 3 fois plus petit ! La galerie fête d'ailleurs cette année ses 70 ans. Au bout de cinq ans, Yveline a pu se loger rue des Saints-Pères, faire venir sa fille et trouver une nounou. Le magasin a très vite bien fonctionné. Et rapidement, elle a pu s'installer ici, à la fin des années 1950.

TSF

La galerie Yveline a été le lieu de bien des clients prestigieux.

Agathe

Elle a énormément travaillé dans ce sens. Il y a beaucoup d'histoires drôles au magasin. Certaines mondaines, d'autres privées... ce fil ne s'est jamais rompu. Et son rythme était inhabituel, aussi : Bonne-maman travaillait le soir, la nuit, même. Elle recevait beaucoup chez elle quand ce n'était pas au magasin. Je me souviens qu'elle se levait vers 11 heures du matin et le temps de se préparer, il devait être 2 heures de l'après-midi. On allait chiner ensemble sur le coup des 5 heures du soir !

TSF

S'était-elle spécialisée dans une époque en particulier ?

Agathe

Pas vraiment. Elle était plutôt connue pour un style éclectique « rustique chic ». Et bien sûr pour les mannequins d'artistes : elle en possédait parmi les plus beaux exemplaires.

TSF

Quelle ambiance avez-vous voulu créer ici ? Avez-vous réalisé beaucoup de travaux ?

Agathe

J'avais 15 ans quand j'ai commencé à vivre ici pour de bon. J'étais en tête-à-tête avec ma grand-mère dans cette partie de l'appartement (correspondant au salon, ndlr) : tout était très beau, mais figé comme dans un musée. Elle vivait volets fermés de peur que la lumière n'abîme les toiles. Quand elle est décédée, nous avons fermé l'appartement et je suis restée dans l'appartement voisin. Cette partie-là correspond aux actuelles chambres de mes filles et à la deuxième cuisine. Les volumes y sont plus petits, tout paraît plus confidentiel et cocon. J'ai vécu là avec une amie qui est devenue la marraine de Blanche, avant d’emménager chez mon fiancé. Entre-temps, je n'avais pas touché à la partie de ma grand-mère. Tout était intact et fermé. Plus tard, mariée et enceinte de Blanche, on a envisagé de revenir ici. Mais une fois installés, c'était trop lourd : c'était comme un mausolée, ici. Alors ont commencé les travaux. On a retiré beaucoup de choses, mais on en a conservé aussi, comme l'ensemble de toiles peintes qui tapissent les murs de la salle à manger.

TSF

Désormais, cet appartement, c'est surtout vous, et un peu de souvenirs d'Yveline.

Agathe

C'est curieux, quand les cousins nous rendent visite, ils disent souvent que rien n'a changé. Pourtant, tout a changé. Mon goût a sans doute été vraiment formé par celui d'Yveline !

TSF

Il fallait aussi qu'il accueille la vie de famille avec trois enfants !

Agathe

D'autant plus que j'ai eu trois enfants en trois ans... Au début, ma priorité était que les lieux soient agréables à vivre pour les enfants : les chambres étaient très mignonnes et fonctionnelles. Le canapé du salon n'était pas blanc, mais chiné marron pour qu'on puisse y renverser n'importe quoi. Tout devait être facile, si possible avec goût.

TSF

Pouvez-vous nous le décrire, ce goût ?

Agathe

Ce qui m'intéresse, ce sont les couleurs et les volumes. Il faut que ce soit doux et que ça raconte des histoires drôles ou de contes de fées. J'aime les tons fondus. J'aime la douceur à l'œil. Toutes ces couleurs chimiques, acides et en contraste violent de nos jours me heurtent, bien que je trouve intéressante la liberté avec laquelle on s'en sert désormais. Bon, dans le salon, j'ai un coin réservé aux œuvres un peu vives de mes enfants. mais c'est ainsi que je le résumerai : de l'harmonie, de la douceur, c'est primordial. Et un rêve, une histoire. S'il y a un message caché, c'est encore mieux ! Il y a des thèmes qui m'inspireront toujours : l'enfance, notamment. Et puis, tout fluctue selon les époques de la vie. En ce moment, j'ai envie de blanc, pour la première fois. D'épurer. D'alléger. Parfois, je pense à tout retirer et vivre avec un paravent japonais, au milieu d'une pièce blanche, comme seule décoration.

Chez Agathe Derieux à Paris
Chez Agathe Derieux à Paris
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chez Agathe Derieux à Paris
Chez Agathe Derieux à Paris

TSF

Les mannequins d'artiste ont toujours eu une place privilégiée dans vos décors, chez vous comme à la galerie.

Agathe

Il y a un côté très vivant à ces mannequins. Ils servaient de modèles techniques pour les peintres, étaient placés dans les ateliers, sont devenus objets de collection à partir du XIXe siècle. Certains en ont peur. Moi, j'aime la vie qui émane d'eux. J'aime les objets animés, qui ont une présence.

TSF

Chez vous, une artiste bien vivante est mise en lumière : Douni Hou, que vous collectionnez.

Agathe

Douni, c'est d'abord la virtuosité du trait, tout bêtement. En trois coups de pinceau, c'est fait. Elle peint à l'ancienne, à l'œuf ou à la tempera. Douni ne peint que son état intérieur, ses émotions les plus puissantes. Elle peint la beauté fugitive d'un instant très profond. C'est très long, de devenir un être humain. ça occupe tout entier et ce n'est pas léger. Pour moi, ç'a été une rencontre assez mystique. Je l’ai découverte grâce à mon amie galeriste Laurence Esnol. Un jour, elle est venue au magasin et sans l'avoir jamais vue autrement que par ses toiles, je l'ai reconnue tout de suite.

TSF

Voyez-vous vos filles vivre ici après vous, comme vous après votre grand-mère ?

Agathe

La mémoire absolue, ce n'est pas quelque chose que je cultive. Sinon, je vivrais constamment dans le passé, ce serait trop lourd. Et j'aime la légèreté. Lorsqu’elles évoquent le sujet, elles ne se projettent pas ailleurs… mais qui sait ?

TSF

Où peut-on vous trouver en ce moment ?

Agathe

Toujours en chantier quelque part, ici à Paris, au moulin, ma maison de campagne à quelques kilomètres, ou dans le Jura… Ou avec des artisans, des passionnés, des chercheurs d’harmonie avec qui j’ai la chance de travailler chez Yveline, dont la porte est toujours ouverte.

chez Agathe Derieux à Paris
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