Chez
Corrado de Biase, ne jamais avoir peur d’oser
Découvrir la décoration de l’appartement de Corrado de Biase, c’est se plonger dans un livre. Celui de sa vie. Avide de lecture, discipline dont il s’est servi plus jeune pour « donner corps à plein d’univers parallèles dans lesquels on peut être qui on veut comme on veut », le natif de la région des Pouilles a réussi ce qu’il s’était promis : recréer à sa façon des décors incroyables. Ceux découverts grâce aux détails savoureux d’Huysmans ou d’Annunzio et qui font désormais partie de son quotidien sous différentes formes. À différentes échelles surtout. L’italien est créateur de chaussures. Des sortes de décors miniatures « qui ont un besoin essentiel d’être animés par la personnalité de quelqu’un », aussi stimulants que techniques et qui recèlent « des récits d’amour, de tristesse, de pleurs ou d’érotisme ». Un peu à la manière des pièces de son intérieur qui, selon ses confidences, sont le prolongement de lui-même. Chacune d’entre elles est ainsi pensée indépendamment. Ici un salon marocain, là une salle à manger romantique à la fraîcheur de jardin d’hiver que tout oppose à une chambre aux nuances sombres assumées. « J’ai fait des choix que beaucoup jugent ‘douteux’. Je ne le regrette pas du tout, car je les aime et me vois dedans. C’est moi. Beau ou pas. » Une liberté de ton totale, guidée par une seule et unique règle : celle d’apprendre. Sans cesse. Des autres majoritairement. De leurs histoires, de leurs goûts, de leurs talents. Mais aussi du passé et de ses reliquats. Une des choses – si ce n’est la première – à l’avoir charmé dans ce lieu autrefois habité par une duchesse et à laquelle, à travers sa relecture, il souhaitait apporter un nouveau souffle. Corrado de Biase a ce don rare qui est celui de savoir s’émerveiller. « On tombe alors amoureux de plein de choses et notre esthétique évolue en continu », nous écrira-t-il en évoquant son profond respect pour les collaborateurs – architectes, galeristes, artisans – l’ayant épaulé tout au long de ce chantier. Guidé par ses émotions, l’homme avance et fait constamment évoluer son univers. Un appétit vorace qui, de l’extérieur, n’est pas sans rappeler « More is never enough », l’approche maximaliste du décorateur américain Tony Duquette. Une personne qui, comme lui, n’a jamais eu peur d’oser.
Retrouvez l’univers singulier de Corrado de Biase dans notre livre auto-édité The Socialite Family, Retrospective. Un florilège des plus beaux intérieurs aperçus au fil de l’histoire de notre média à se procurer en boutique comme sur notre e-shop.
Lieu
Paris
texte
Caroline Balvay
Photographies et Vidéos
Constance Gennari
TSF
Corrado, pouvez-vous vous présenter ?
Corrado
Je suis designer de chaussures. Tout au long de ma carrière, j’ai accompagné différentes maisons en France, en Italie ou en Angleterre. La chaussure, c’est un objet tout petit qui nous oblige à redoubler de créativité. C’est aussi très technique et c’est ce qui en fait un défi intéressant. Les chaussures ont vraiment besoin de leur propriétaire pour avoir une vie ! Car, à la base, elles sont assez immobiles, rigides. Je ne pense pas qu’il y ait d’autres éléments de la garde-robe qui aient un besoin aussi essentiel d’être animés par la personnalité de quelqu’un. Et puis l’idée de concevoir un objet qui peut changer la démarche des gens est très tentante. Les chaussures ont souvent une histoire très personnelle avec les personnes qui les possèdent. Elles dissimulent des récits de vie. D’amour, de tristesse, de pleurs, d’érotisme… Et sont vraiment notre prolongement. J’aime cet accessoire plus que tout !
TSF
Quelle a été votre éducation au beau ?
Corrado
Mon éducation au beau, je pense, est liée à la nécessité de m’échapper d’un lieu dans lequel je ne me suis jamais senti à ma place. Je suis né dans les Pouilles, une région magnifique chargée en histoire et d’une beauté naturelle à couper le souffle, mais j’ai toujours eu la sensation d’être destiné à autre chose. De ne pas appartenir à cet endroit. Je n’ai pas pu m’en échapper tout de suite et donc, j’ai commencé à lire. Beaucoup. Surtout des histoires avec des personnages fantasques qui évoluaient dans des décors incroyables et qui vivaient une vie que j’aurais voulu vivre – que je me suis promis de recréer un jour ! Lire, c’est magique, car on n’a pas d’images et on peut imaginer à notre manière les endroits qui sont décrits. Les décors, les parfums, les mouvements. Cela permet de donner vie à plein d’univers parallèles dans lesquels on peut être qui on veut comme on veut. J’ai lu entre autres À Rebours de Huysmans, Il Piacere d’Annunzio. Ça m’a rendu dingue de plonger dans ces ambiances décrites à grand renfort de détails. Après avoir rêvé quelques années, j’ai voulu en savoir plus et je suis passé aux livres d’arts de toutes sortes. C’était souvent très divertissant de voir en vrai ce que j’avais imaginé. Mon imaginaire était d’ailleurs souvent plus bizarre et plus excentrique que la réalité. Tous ces ouvrages ont été mon échappatoire et la source de ma définition de la beauté. Une idée qui est toujours en évolution, vorace de nouveautés, assoiffée de découvertes.
TSF
Vous travaillez dans la mode mais excellez en décoration. Avez-vous déjà envisagé d’en faire votre métier ?
Corrado
J’aimerais pouvoir décorer d’autres appartements, mais ce qui m’intéresse, ce sont les histoires qui peuvent m’être racontées et celles que je peux raconter. Le lieu doit me parler, m’inspirer. L’esprit d’une personne me fascine. Et si son parcours me parle, alors je peux avoir l’envie d’intégrer mon univers au sien. Je n’imagine pas concevoir la décoration comme une simple commande à exécuter en répétant à l’infini ce qui est un goût et une esthétique que les gens peuvent m’associer. Je ne veux pas imposer mon style mais l’intégrer dans la vie des gens qui m’inspirent, qui m’ouvrent de nouveaux horizons. Cela doit être une histoire d’amour, puis de décoration. Sinon, il n’y a pas d’âme. C’est de l’assemblage d’objets exceptionnels, éventuellement, fait avec un goût exquis, mais sans personnalité. Et la personnalité, on ne peut pas la donner avec la décoration. On peut et on doit la révéler, voire la magnifier ou la faire évoluer. C’est en tout cas ce qui s’applique à moi et à mon intérieur.
Mon éducation au beau, je pense, est liée à la nécessité de m’échapper d’un lieu dans lequel je ne me suis jamais senti à ma place. Je suis né dans la région des Pouilles (...) mais j’ai toujours eu la sensation d’être destiné à autre chose.
TSF
Qu’est-ce qui vous a plu dans cet appartement ?
Corrado
Son histoire ! Il aurait appartenu à une duchesse. La mémoire me fascine et est très importante pour moi. Elle est la conscience qu’une autre vie a appartenu à ce lieu et de la chance que j’ai de pouvoir lui donner un nouveau souffle. J’aimerais que quelqu’un, dans cent ans, agisse de même dans mon appartement. En y intégrant sa personnalité, ses expériences. Imaginer évoluer là où quelqu’un a déjà vécu, laisser les traces du passé est pour moi très envoûtant. C’est une histoire qui ne s’arrête jamais, qui me lie à un passé et qui, même si je ne le veux pas, me projette dans un futur que je construis jour après jour.
TSF
Vous l’avez entièrement métamorphosé. Racontez-nous comment.
Corrado
Techniquement, nous avons changé la disposition de certaines pièces, mais ce que j’ai surtout cherché à faire, c’est leur conférer des ambiances complètement différentes qui n’ont aucune relation entre elles. Chaque espace a sa propre personnalité, sa propre décoration, sa propre identité affirmée. Chacun reflète une facette de ma personnalité. Malheureusement, il n’y en avait pas assez pour toutes les exprimer. Mais ce n’est que le début d’une longue histoire qui vient tout juste de débuter. Une histoire d’émotions, de libération esthétique, de parfum, de toucher, de couleurs. J’ai voulu que les pièces dégagent de l’émotion, parfois de la peur, voire du dégoût pour certains, de l’excitation, du mépris, de la passion… Cela ne m’intéresse pas que ce soit « beau ». Il faut que ce soit émouvant, que ça me questionne. Si une esthétique ne m’interroge pas, elle ne m’intéresse pas. J’ai fait des choix que beaucoup jugent « douteux ». Je ne le regrette pas du tout, car je les aime et me vois dedans. C’est moi. Beau ou pas.
TSF
De qui vous êtes-vous entouré pour cela ?
Corrado
La première personne à avoir collaboré avec moi, c’est mon architecte Noël Dominguez-Truchot. Depuis, il est devenu un ami. Nous n’avons pas forcément le même goût mais son intelligence, ainsi que son élégance d’esprit et sa capacité à écouter sans aucun a priori, m’ont permis de concrétiser quelque chose qui se formait en moi depuis des années. Mais cet appartement, c’est surtout l’histoire de rencontres exceptionnelles avec des artistes tel que Victor Levai et Clément Arnaud, mais aussi des galeristes tels que Laurence Vauclair ou Thomas Bonzom, des maisons fantastiques, Zuber pour les plafonds, Codimat pour les moquettes ou Dedar pour les tissus. Tous m’ont fait connaître des univers dont je ne suspectais même pas l’existence avec une générosité qui m’a ouvert l’esprit et m’a donné envie d’en savoir toujours plus. J’aime cette sensation de se sentir analphabète voire ignorant et d’avoir la nécessité de connaître, de s’informer, de découvrir tous les jours. J’ai cette envie ! Je ne m’en fatigue jamais. J’aime intégrer l’univers des gens au mien. Il y a toujours de l’espace chez moi pour cela. Surtout quand il s’agit de personnes généreuses et pleines d’amour pour leur métier. On tombe alors amoureux de plein de choses et notre esthétique évolue en continu. C’est magique.
TSF
Toutes les pièces sont différentes. Quel esprit pouvons-nous retrouver dans chacune ? Quelle est votre favorite ?
Corrado
Je n’ai pas forcément cherché à obtenir une ambiance en particulier. Les choix correspondent à une nécessité de concrétiser certains aspects de ma personnalité. La décadence du salon, le romantisme de la salle à manger, le côté sombre de la chambre, l’allure « tacky » de l’entrée ne sont rien d’autre que moi sous différentes formes. Je déteste l’idée de réfléchir à une pièce selon sa fonctionnalité. Je trouve ça triste et contraignant. Un espace doit, pour moi, donner de l’émotion. Le fait que ce soit fonctionnel m’intéresse peu. Si j’aime et que ça me fait vibrer, je trouverai une façon d’y vivre et de bouger dedans. Je n’ai donc pas de pièce favorite. Tout dépend de mon humeur, de la facette de ma personnalité que je veux souligner mais aussi de la personne ou des personnes qui sont avec moi. Si je me sens un peu romantique, alors je me pose dans la salle à manger pour lire où, d’ailleurs, je ne mange jamais car elle ne m’inspire pas du tout l’idée d’y faire un repas. Je l’estime très réussie « à cause » de ça. C’est un endroit qui évoque toutes autres sensations et envies. Elle a une personnalité très particulière et unique, car elle ne répond pas à sa fonction comme on l’entend, mais elle procure d’autres sentiments bien plus excitants.
TSF
Quelles ont été vos inspirations pour leur décoration ?
Corrado
Mes inspirations ont surtout été des gens qui n’ont jamais eu peur d’oser. Des personnes qui ont une véritable audace, qui mélangent tout et n’importe quoi car chaque objet a pour eux une valeur qui va bien au-delà de la beauté et de la nécessité. Je dirais donc surtout Tony Duquette, mon idole. Sa maison à Los Angeles, Dawnridge House, est mon rêve ultime. C’est poussé à l’extrême sans peur, avec une confiance en soi impressionnante. Et ensuite, Madeleine Castaing, Renzo Mongiardino, Iris Apfel, Diana Vreeland, Marella Agnelli ou Walter Albini. Des personnalités fortes, audacieuses et pleines d’humour aussi ! Car il ne faut jamais trop se prendre au sérieux dans la décoration. Il faut savoir s’amuser ! Si on devait parler de « lieu » à proprement parler, Marrakech a été une grande source d’inspiration. De manière globale, cet intérieur est aussi l’ensemble d’une série d’expériences et d’achats faits à des moments très différents de ma vie qui se sont très bien mélangés entre eux. Car, de toute façon, ils sont un moment de moi que j’ai aimé. Comme un parfum duquel je souhaite me souvenir !
TSF
Vous achetez beaucoup. Avec une idée précise de là où l’objet ira ou au coup de cœur ?
Corrado
Je n’achète jamais par nécessité. Un achat fait par nécessité – ou pour combler un espace vide – est, à mon avis, un achat sans émotions. J’achète parce que j’aime, parce que je ne peux pas m’empêcher d’imaginer m’entourer d’objets plutôt que d’un tableau ou d’un meuble. J’achète aussi parce que j’aime voir mon appartement évoluer tout le temps. Rien n’est figé, rien n’est décidé définitivement. Je ne prévois pas, ne respecte pas une esthétique ou un certain « goût ». Il y a un instant dans lequel je sens que quelque chose m’attire et je dois suivre cette pulsion. Je pense que les choses nous appellent. Elles nous attendent, nous connaissent avant que nous le sachions nous-mêmes. Si je rencontre quelqu’un de nouveau qui m’apprend de nouvelles choses, je sens d’ailleurs le besoin de me procurer quelque chose par rapport à ça. J’ai besoin d’avoir à côté de moi quelque chose qui symbolise cette émotion pour la revivre en permanence. C’est très addictif. Il y a donc toujours moyen de caser des choses chez moi ! (rires)
J’ai fait des choix que beaucoup jugent « douteux ». Je ne le regrette pas du tout, car je les aime et me vois dedans. C’est moi. Beau ou pas.
TSF
Quelles sont vos dernières acquisitions ?
Corrado
Mes dernières acquisitions sont des bronzes réalisés par un sculpteur italien qui s’appelle Nicola Lazzari. Ils sont splendides, poétiques et fragiles. J’ai aussi des consoles de Renzo Mongiardino, ainsi qu’une lampe de Tony Duquette recouverte de cristaux – assez « tacky » mais exceptionnelle – à laquelle je vais ajouter ma propre « touche » en intégrant un abat-jour fait en paille et en raphia réalisé par une créatrice géniale qui s’appelle Anne Sokolsky, ainsi que des dioramas victoriens complètement réalisés en coquillages. Ce sont des pièces très très différentes mais elles ont toutes trouvé leur place. D’abord dans mon cœur et ensuite, tout naturellement, dans mon appartement.
TSF
Celle qui fait exception à la règle et dont vous ne pourriez pas vous séparer ?
Corrado
Je pourrais me séparer de chaque pièce sauf de celles qui m’ont été offertes par des gens auxquels je serai lié pour toujours. Parce que, plus que les autres, elles sont tout d’abord des gestes d’amour et d’affection qui sont irremplaçables à mes yeux.
TSF
Depuis quelques mois, le Xᵉ arrondissement est votre quartier. Quelles y sont vos adresses favorites ?
Corrado
J’habite le Xᵉ depuis novembre 2019. C’est un quartier absolument incroyable pour son mélange de cultures, de parfums, de couleurs, de musiques ! C’est d’une richesse humaine impressionnante. J’aime beaucoup le Grand Café d’Athènes, un restaurant grec exceptionnel. Le 52 et Le Richer, qui sont aussi deux très bonnes adresses. Toujours côté plaisir de bouche, Le Daily Syrien. Sinon le Jasmin Rouge ou j’achète mes fleurs, le café Napoléon où je me pose souvent prendre un expresso, Super Vintage où on peut dénicher de vraies perles dans les domaines de la décoration et de la mode. Mais il me reste encore plein de choses à découvrir et c’est génial !
TSF
Et celles où vous retrouvez un goût d’Italie à Paris ?
Corrado
Je n’ai pas de nostalgie particulière pour l’Italie mais je sais que si je veux en retrouver les parfums, la convivialité et l’authenticité de la cuisine, je vais aller à L’Alimentari. Un restaurant italien situé rue des Écouffes assez exceptionnel. Sinon, pour une bonne pizza direction La Focacceria au Carreau du Temple ou chez Sette, rue du Faubourg Saint-Denis.