Chez
Yoann Lemoine, dans l’intimité de Woodkid
Notre hôte du jour est aussi surprenant que le quartier dans lequel il évolue ! Une enclave animée du XVIIIᵉ arrondissement aux multiples visages, et secrets à percer. En poussant la lourde porte qui nous permettra d’accéder, quelques mètres plus loin, à son appartement, c’est une partie de son identité que nous nous apprêtons à vous dévoiler. Une des « clefs » qui vous permettra de l’appréhender autrement. Lui. Woodkid. De son vrai nom Yoann Lemoine, artiste à la capacité vocale si singulière. Touche-à-tout internationalement reconnu. Une référence – qui n’en manque pas – aux multiples talents. Tantôt réalisateur, tantôt compositeur et interprète. Un auteur de clips à l’imagerie aussi léchée que les sons qu’il crée, foncièrement influencé par le cinéma. Un art qui invite au partage, au même titre que le généreux espace qu’il habite, situé dans une ancienne école conçue par Gustave Eiffel. À l’instar de la structure du bâtiment – qui ne repose que sur quelques piliers en fer –, l’organisation des volumes surprend. Peu, ou pas de cloisons. Un intérieur qui n’est en réalité « qu’un », organisé autour de la cuisine. La pièce autour de laquelle tout s’articule. Car l’esthète aime plus que tout recevoir, adaptant son lieu de vie à sa manière de vivre. À celle des copains aussi. Qui viennent et repartent, échangeant le temps d’un dîner sur la table Pedestal de George Nelson ou d’une projection de film à regarder à même le sol, sur le tapis. L’une des seules pièces neuves, bien qu’inspirée d’un dessin du célèbre designer Pierre Paulin, que nous apercevrons le long de notre visite. Les autres ? Du mobilier et des objets d’époque, témoignant d’un amour inconditionnel pour le design. De flamboyants témoins du passé s’épanouissant désormais dans un autre univers. Une seconde vie qui le touche et qui, parfois, vire à l’obsession, comme il en est le cas avec les luminaires de Gino Sarfatti. Avec le maestro auquel il voue une admiration sans bornes, le Parisien à la voix de velours partage plus de choses qu’il n’y paraît. La fascination évidente pour la lumière mais aussi la perception « scientifique » du monde, se traduisant chez lui par une envie viscérale de tout comprendre. Une volonté de toujours vouloir aller plus loin qui se traduit chez lui en termes d’expérimentation et de technologie. Celle-là même qui l’a conduit à réaliser, lors de la promotion de son dernier album S16, une première mondiale. L’interprétation en live, et depuis la France, de son titre Highway 27 sur un plateau de télévision allemand. Une performance rendue possible grâce à la 4D, potentiel nouveau terrain de jeu de celui qui a eu son premier choc esthétique devant Final Fantasy VII et qui tient, plus que tout, à conserver un équilibre entre sophistication et âme d’enfant.
Lieu
Paris
texte
Caroline Balvay
Photographies et Vidéos
Constance Gennari
TSF
Yoann, pouvez-vous vous présenter ?
Yoann
Je m’appelle Yoann Lemoine, je suis – à la base – réalisateur de clips. Il y a dix ans maintenant, je me suis lancé dans un projet musical sous le nom de Woodkid en essayant d’allier le son et l’image, qui sont les deux grandes histoires d’amour de ma vie.
TSF
On vous connaît sous le nom de Woodkid. Mais quel est le parcours qui a participé à la naissance de cet alter-ego créatif ?
Yoann
Je crois qu’en tant que réalisateur, j’étais frustré de ne pas pouvoir contrôler l’aspect « musical » de ma musique. Et puis, en parallèle, j’ai fait la rencontre de Richie Havens qui m’a offert un ukulélé. Je réalisais un documentaire sur lui. C’était il y a de ça presque quinze ans. J’ai utilisé cet instrument pour fabriquer les premières maquettes qui ont permis de me signer dans un label. Alors évidemment, quand je vous en parle, cette musique a l’air d’être très éloignée de celle que je fais aujourd’hui ! (rires) Mais on retrouve la trace de ces chansons un peu folks de mon premier EP et notamment sur une chanson à la guitare qui s’appelle Brooklyn et qui était initialement composée sur ce même ukulélé. Le projet a pris. Puis j’ai sorti Iron et tout a décollé. Ce n’était pas forcément un « plan de carrière » pour être honnête. Mais les choses se sont faites de manière assez naturelle et aujourd’hui, j’ai la chance, et le privilège, de pouvoir allier les deux.
TSF
Parlez-nous de votre goût. Comment s’est-il développé ?
Yoann
Il se développe beaucoup par les rencontres. Par les choses que je vois, des autres. Par l’idéologie des autres artistes, par la manière dont ils travaillent. Je passe beaucoup de temps à regarder des images – elles m’inspirent beaucoup – et à écouter des sons aussi, bien sûr. Je crois que j’ai une approche assez « scientifique » du monde. J’adore regarder la lumière, les bruits, pour essayer d’en comprendre la mécanique et je crois que ça m’aide beaucoup à développer ma curiosité et la manière dont je regarde le monde. Je pense qu’en tant qu’artiste, c’est important de vouloir regarder celui-ci en essayant de le comprendre. En tout cas, en tentant de trouver une explication aux émotions, à l’intangible.
TSF
La notion de « beau » est importante pour vous. Expliquez-nous pourquoi.
Yoann
Cette notion de beau a beaucoup évolué pour moi au cours des dernières années. Jusqu’à il y a encore peut-être six ou sept ans, j’étais attaché à l’idée du beau de façon assez classique. J’avais envie de me rattacher à des repères très forts, qui sont ceux de l’enseignement artistique classique. Et puis, avec le temps, j’ai commencé à comprendre que j’avais parfois des mécanismes de réactions sur des choses que je peux trouver laides au départ et que je finis par aimer. C’est une tendance qui s’affirme de plus en plus chez moi. Et elle me fait beaucoup me questionner sur ce qu’est le beau. Je pense à des gens, que je cite d’ailleurs souvent, comme Lars Von Trier ou Demna Gvasalia chez Balenciaga qui, pour moi, ont à cœur de pousser la limite de ce questionnement et, peut-être même, de s’en moquer un peu. Souvent, il est vrai que quand je vois leur travail, j’ai un premier sentiment de rejet. Mais ce sont des œuvres qui, finalement, souvent restent, m’impactent. Je crois qu’en cela, il y a comme une domestication, comme une habitude qui se met en place. Une transformation de l’idée du beau dans le cerveau qui est quelque chose de très intéressant. Je m’amuse souvent à repenser qu’il y a dix ans, Prada sortait des chaussures qui semblaient être absolument choquantes quand on les voyait la première fois. Des sortes de brogues avec des semelles en espadrille colorées. Je me rappelle avoir vu ces souliers la première fois et avoir été dans une réaction de rejet. Et puis, six mois après, j’avais en fait envie de les porter. Je crois qu’en cela, l’idée du beau est très subjective et, surtout, très malléable.
TSF
Quand avez-vous su que vous souhaitiez y dédier votre vie ?
Yoann
Il n’a surtout jamais été question de ne pas y dédier ma vie ! Depuis que je suis jeune, je suis attiré par la lumière, les ombres, les couleurs, les textures, etc. J’essaie de comprendre cette beauté et de l’accaparer pour pouvoir la retraduire, me l’approprier. Aussi loin que je m’en souvienne – même quand je jouais aux legos – j’avais déjà une sorte de charte graphique (rires). Il fallait que les legos soient assemblés d’une certaine manière, avec une certaine symétrie, que les couleurs soient chartées. Depuis petit, j’ai un point de vue sur la création et sur la manière dont il faut que je fasse les choses. Je crois que c’est une idée de l’exploration de la notion de beau.
TSF
Au quotidien, qu’est-ce qui nourrit, stimule votre inspiration ?
Yoann
Regarder les choses. Le vivant, le minéral, le ciel, l’aléatoire aussi. Toutes les notions de chaos et d’ordre sont des choses qui m’inspirent énormément. Je travaille depuis quelques années maintenant d’une manière que l’on appelle « procédurale ». Qu’est-ce que c’est ? Le travail procédural, en musique comme en image, c’est une façon de travailler assisté par un ordinateur en lui proposant une certaine quantité de paramètres, une façon de procéder. En fonction de cela, la machine donne un résultat plus ou moins différent. Adopter ce processus a changé ma vie, mon regard sur les choses et la manière dont elles m’inspirent. Quand on fonctionne comme cela, on écoute les sons, on regarde les choses, par exemple le bois ou la roche, en essayant de comprendre comment elles sont fabriquées pour pouvoir, par le biais de l’ordinateur, recréer ces sentiments-là, ces textures-là, en se les appropriant. Ça m’intéresse énormément. J’ai toujours été fasciné par la dimension fractale du monde, par la répétition des échelles. Pourquoi des choses à des échelles microscopiques se reproduisent-elles à des échelles macroscopiques ou gigantesques parfois. L’idée de l’infiniment petit, de l’infiniment grand : tout cela m’inspire énormément car ça se retrouve partout. J’adore tisser des liens entre toutes ces textures, tous ces sons en essayant d’y trouver des relations.
TSF
Est-ce que ce sont ces dystopies que l’on retrouve évoquées dans votre dernier album : S16 ?
Yoann
Je ne crois pas que ce soient des dystopies que je montre. Je pense plutôt à une réalité. J’avais besoin de faire voir ces machines, ces endroits, qui sont des lieux effrayants et fascinants à la fois, mais qui sont bien réels. Je crois même qu’en réalité, je les dépeins d’une manière assez plastique en enlevant la dimension effroyable pour que peut-être le message soit plus tolérable, séduisant et admissible. Je parle peu de futur dans cet album, plus de présent je crois. Je pense même que s’il y a une dimension de futur à l’intérieur de celui-ci, elle est plutôt d’espoir, de lumière et d’ouverture. Dans In Your Likeness_,_ il y a cette idée que le monde et le ciel s’ouvrent et que, peut-être à travers la violence du monde, il y a une possibilité d’ouverture, d’élévation, de lumière. En cela, je ne crois pas qu’il y ait une vision si négative et future du monde. Je crois qu’il y a plutôt un constat assez objectif du temps présent.
TSF
Nous sommes dans votre appartement, un espace qui ne semble former qu’un. Pourquoi cette volonté de tout décloisonner ?
Yoann
J’ai eu envie d’ouvrir mon appartement car je l’ai conçu et imaginé pour mes amis. Je voulais un endroit convivial, une ode au partage, un lieu de liberté. Qu’ils soient dans la cuisine, dans le salon ou dans le bureau tout en se voyant et en pouvant se parler. Je tenais à avoir une dynamique de déplacement au fur et à mesure des soirées, par exemple. Quand mes invités arrivent, je suis dans la cuisine, ensuite nous passons à table, puis allons sur les canapés… Ma chambre est visible aussi. Ça, c’est un choix que j’ai fait car mon intimité, je l’ouvre volontiers à mes amis proches. J’aime que ma vie soit un peu la leur. Mes amis sont vraiment ma famille, donc je crois que cet appartement a l’idée d’un cœur ouvert.
J’ai eu envie de décloisonner et d’ouvrir mon appartement car je l’ai conçu et imaginé pour mes amis. Je voulais un endroit convivial, une ode au partage, un lieu de liberté.
TSF
Au centre de celui-ci : la cuisine. Pourquoi cette pièce est-elle celle autour de laquelle tout est organisé ?
Yoann
La cuisine est très importante pour moi ! Parce que c’est le premier endroit où l’on se retrouve avec mes amis. J’adore cuisiner, j’y passe beaucoup de temps. Je trouve qu’il y a vraiment une valeur émotionnelle très forte avec la gastronomie. En tout cas, pour moi. C’est quelque chose qui est ancré dans ma famille, dans ma jeunesse. Et que je perpétue aujourd’hui. Je suis ami avec beaucoup de chefs, j’aime aller au restaurant. C’est quelque chose qui est pour moi l’événement social par excellence. Celui de la convivialité absolue. Dîner, c’est partager, c’est manger, c’est se reprojeter dans le passé, c’est une émotion. Je pense également que la cuisine a une place importante dans ma vie parce que je suis évidemment sensible aux questions de santé, d’écologie, etc. Au final, l’agroalimentaire et toutes les questions qui gravitent autour, ce sont des interrogations très contemporaines, mais qui, en même temps, font appel à beaucoup de choses classiques comme futuristes… Il y a dans la cuisine beaucoup de résonances avec mon travail.
TSF
Vous adorez recevoir. Quel est le repas que vous rêveriez d’organiser ?
Yoann
Un repas idéal, pour moi, c’est un moment qui mélange des gens que je connais et que j’aime beaucoup à des gens que je connais moins bien. J’aime énormément découvrir des personnalités autour d’un repas. Il m’arrive d’ailleurs souvent d’inviter des personnes que je n’ai rencontrées qu’une fois ou deux, dont je ne sais pas grand-chose mais que j’admire. J’ai besoin de voir comment elles réagissent à mon intimité, comment elles sont quand elles ne sont pas en représentation. Je trouve qu’un dîner parfait, c’est un dîner où les gens se livrent. C’est aussi pour cela que je suis très peu présent sur les réseaux sociaux. J’y montre très peu de mon intimité, car je trouve que c’est quelque chose de très précieux. D’un point de vue humain, c’est très important de pouvoir la préserver.
TSF
Que dit votre intérieur de vous ?
Yoann
Il raconte une certaine forme de rigueur et de rigidité. Car j’ai opté pour un mobilier que j’aime beaucoup, assez strict et moderniste, style années 1950, avec des pièces américaines, des lignes assez droites et peu de courbes finalement. Je crois aussi que l’on y retrouve cette idée de lego. C’est assemblé, très « charté ». Et, en même temps, je crois que c’est un appartement assez fun ! Je me suis permis d’avoir des « splash » de couleurs qui amènent quelque chose de l’enfance, du jeu. Je ne voulais pas, et je l’ai souvent dit lorsque j’en parlais avec mon architecte Régis Larroque, que cet appartement ait l’air de celui d’un quadragénaire. Parce que je ne le suis pas. Que je suis jeune, et que j’ai encore besoin que cet appartement raconte ça. Une certaine forme de folie ! Je crois que le fait que l’espace soit ouvert – bien que des cloisons puissent le fermer – en est une, de folie. Quelques pièces amusantes, comme celles d’Ettore Sotssass, confirment ça. Il y a des choses assez drôles ici. Ce contraste-là me raconte bien !
TSF
Comment l’avez-vous meublé ?
Yoann
Je l’ai beaucoup meublé en chinant dans des galeries. J’ai mis du temps à trouver l’intégralité de mes pièces. Elles sont venues une par une, car j’ai attendu des coups de cœur. Cette passion du design m’est venue de mon architecte, Régis Larroque, mais aussi par une personne qui est très importante pour moi, Pierre Le Ny. Pierre a été mon manager pendant des années et il m’a beaucoup initié au design français des années 1950 : Pierre Jeanneret, Jean Prouvé, etc. Ensuite, je me suis rendu compte, grâce à Christine Diegoni, que les belles choses se marient toujours ensemble. Quand elles sont intemporelles, qu’elles ont prouvé leur esthétique. C’est comme ça. Ça fonctionne. Chez moi, c’est donc un mélange d’américain et de français. Il y a du George Nelson, du Pierre Paulin et de l’Italien avec Gino Sarfatti, Ettore Sottssass. Toutes ces choses-là sont ici car elles sont pour moi de vrais gestes artistiques. Et puis, c’était aussi important pour moi d’avoir des meubles qui ont existé avant. Chez moi, il y a presque exclusivement du vintage, car j’aime l’idée que les objets transportent avec eux une certaine histoire, une certaine émotion.
TSF
Vous êtes également un grand amateur de design. Comment avez-vous développé cet amour ?
Yoann
Pour moi, l’amour du design est assez naturel ! Les designers sont des artistes. Il y a beaucoup de propos dans certaines œuvres qui sont chez moi, par exemple à travers les luminaires de Gino Sarfatti qui a, à leur égard, une vraie vision. D’ailleurs, plus j’avance et plus je comprends la réflexion qu’il peut y avoir derrière une pièce. Derrière ses lignes, sa légèreté, son minimalisme ou à travers son porté. Je comprends qu’il y a un statement dans l’époque, qu’il y a un point de vue visuel, plastique, et tout cela me touche énormément. Je pense que je vois le design et le mobilier comme de l’ouvrage d’art. Étant naturellement baigné dans celui-ci, c’est pour moi une extension normale de ma sensibilité.
TSF
Touché par la lumière, vous l’êtes aussi par Gino Sarfatti – un des plus grands designers de luminaires du XXᵉ siècle. En quoi son approche, son travail vous parle-t-il ?
Yoann
Je n’aime pas forcément tout chez Gino Sarfatti ! Mes préférences vont aux pièces plus « minimales » qui me touchent beaucoup chez lui, car elles tiennent à très peu de choses et leur équilibre est souvent inégalé à mon sens. Comme la lampe 1083 qui est pour moi un luminaire parfait pour mon appartement, avec cette rigidité, cette rigueur et cette simplicité avec ce « splash » de couleur verte qui est très pop finalement. Il m’arrive de dire que quand on commence à éclairer son appartement avec Gino Sarfatti, il est difficile d’aller vers d’autres designers.
TSF
Vous habitez dans le XVIIIᵉ arrondissement parisien. Quelles y sont vos adresses favorites ?
Yoann
Je passe du temps au café Lomi mais aussi au café Néon. Je vais également beaucoup au marché de l’olive où je fais mes courses. Mais en réalité je passe presque plus de temps dans le quartier où j’ai mon atelier, dans le Xᵉ, vers la rue de Paradis. J’y ai mes habitudes de jour. La nuit, je sors assez peu autour de chez moi.
TSF
Outre la sortie de votre nouvel album, où vous retrouverons-nous en 2021 ?
Yoann
C’est très difficile de dire ce qu’il va se passer cette année. J’aimerais pouvoir le dire, j’aimerais pouvoir vous affirmer que je vais être en tournée. Je ne le sais pas encore mais je le souhaite de tout mon cœur parce que ça me manque. C’est quelque chose de très excitant, de très amusant. Nous verrons ! Sinon, j’ai plusieurs projets. J’aimerais continuer à collaborer notamment avec Nicolas Ghesquière et avec d’autres. Les collaborations me nourrissent vraiment et pour être très honnête, je suis assez heureux quand je suis dans l’ombre aussi. Donc je pense que ce sera une année d’ombre et de lumière, tout ce qui me passionne en fait !