Familles
Une maison spectaculaire, les pieds dans l'eau à Marseille
Chez
Pierre-Louis Leclercq : fusionner paysage et architecture
Elles bordent la fameuse corniche Kennedy de Marseille, pleines de mystère, tranquillement assises les pieds dans l’eau. Ces vieilles dames de l’architecture dominent avec fierté la Méditerranée de leurs façades éclatantes. Construite sur une ancienne calanque, la villa de l’architecte et directeur artistique Pierre-Louis Leclercq, du Studio Leclercq Associés et de Surface Studio, ne fait pas exception. Dans ce lieu anciennement habité par un armateur breton, au « plus proche des éléments, de la nature et de l’horizon », le créatif pluridisciplinaire vit comme un marin sur un bateau. Il est vrai que la bâtisse semble gîter, prête à se lancer dans les eaux bleues. Son enveloppe datée de l’année 1901 précieusement conservée – du carrelage en mosaïque aux boiseries en passant par les moulures – témoigne de l’envie du diplômé de l’école d’architecture de La Villette de respecter sa structure tout en la meublant de ce qui l'essentiel, rien d'autre : « une table, une chaise, un piano, et un lit. » Jusque dans le jardin aux quelques plantes adaptées à l’aridité du climat. Cette obsession pour les éléments et la capacité de « fusionner paysage et architecture », notre hôte en a fait sa signature dans ses projets comme chez lui. Une philosophie de l’harmonie entre ville et nature qui nous donne matière à réfléchir sous le soleil du Sud ou ailleurs.
Lieu
Marseille
texte
Juliette Bruneau
Photographies et Vidéos
Valerio Geraci
TSF
Pierre-Louis, pouvez-vous vous présenter ?
Pierre-Louis
Je suis architecte-designer, créatif vivant entre Paris et Marseille. J’explore les liens entre image et architecture à travers la ville et ses usages, pratiquant à toutes les échelles de manière transversale, de grands projets urbains jusqu’aux plus petits détails architecturaux, en passant par le design ou l’identité d’un projet. Tout cela est un travail d’enquête et de compréhension des situations, il faut d’abord s’asseoir et observer, arpenter, se renseigner, écouter avant de répondre à la problématique du site, son activation, sa désactivation, sa destruction, sa réhabilitation… J’aime imaginer la dimension esthétique du processus de construction, toujours en mouvement et en évolution. C’est le moment d’explorer l’imaginaire des possibles, avant l’habillage des façades, des ouvertures toujours plus petites, en anticipant la réversibilité, le changement de destination ou d’usage des espaces. Les périodes récentes nous ont par exemple appris à travailler dans une cuisine, à dormir dans un salon ou à faire du sport sur une terrasse. Finir un lieu n’est pour moi pas une fin en soi. Cela renvoie au fait « d’achever », aux deux sens du terme. À la fois l’accomplissement et la perte. Il me faut toujours laisser un chantier en cours ou du moins garder la possibilité de changer quelque chose, de l’améliorer. Je trouve également très inspirant de s’imprégner d’un lieu en mutation. De vivre l’espace de conception au jour le jour pour y relever toutes ses qualités, d’y observer les inflexions de la lumière, d’en apprécier les volumes, etc. La photographie devient alors un outil qui me permet d’établir un carnet de route. C’est une manière de documenter, de mémoriser, d’observer, d’archiver. C’est une passion très naturelle que je me plais à pratiquer sans prétention ou connaissance technique particulière, avec le plus simple appareil : un téléphone. La scénographie – l’agencement d’un lieu et l’établissement d’un dialogue avec son environnement ou des objets exogènes, des pièces rapportées – m’intéresse par sa dimension non définitive, in progress, en constante évolution et mutation. Cette « mise en scène » permet de porter un regard neuf sur les choses qui nous entourent. C’est notamment ce que j’ai exploré au Lavandou, dans le chantier du futur hôtel des Roches, avec la volonté de préfigurer et d’incarner l’espace à travers des mises en scène et en mouvement de mobiliers mais aussi de corps, danseurs, flâneurs, avant les finitions. Il s’agit de l’esquisse d’un espace onirique dans lequel on peut se projeter, presque habiter. J’aimerais dormir dans les open spaces des tours de bureaux à La Défense, me raconter d’autres histoires spatiales, le temps d’une nuit, à 100 mètres de haut.
TSF
Quel est votre parcours ?
Pierre-Louis
Après une licence en arts plastiques à l’École des arts de la Sorbonne (université Paris 1) où j’ai été formé aux arts visuels, à l’histoire de l’architecture et où j’ai découvert le Land Art grâce aux enseignements de Gilles Tiberghien, j’ai pu intégrer l’École d’architecture de Paris-La Villette où j’ai découvert une approche élargie de cette discipline. La pédagogie y est très interdisciplinaire et exploratoire, ouverte à d’autres champs du savoir et de visions du monde (histoire de l’art, sociologie, philosophie, géométrie, photographie, peinture, scénographie, maquettisme, pratiques numériques, etc.). Elle porte l’héritage d’une école engagée, humaniste, avec une profonde réflexion sociale sur la manière de construire pour tous, d’offrir le beau dans l’utile, d’intégrer la forme architecturale à la ville. Et ce, avec une attention particulière portée à la manière de représenter et d’imaginer la ville par de grands architectes (Christian de Portzamparc, Roland Castro, Édouard Ropars, etc.). Ce parcours m’a permis d’appréhender la ville et le paysage comme des univers de création en évolution perpétuelle. Je me suis aussi beaucoup intéressé aux mouvements américains qui questionnent le modernisme vers le symbolisme et son pouvoir iconique de raconter une histoire depuis la voie routière comme seul espace de déambulation. Aujourd’hui, l’évolution de l’espace public me fascine. La ville dense de demain doit être pensée pour les piétons, les vélos et toute espèce de mobilité douce. C’est un espace en partage, pour tous, qu’il faut transformer en premier lieu pour qu’il soit aimable et praticable, ombragé et perméable, c’est le point d’ancrage de la vie en société et tout est à faire, c’est plutôt bon signe. Dans vingt ans, les enfants ne vous croiront jamais quand vous leur expliquerez que sur les quais de Seine, place des Vosges ou dans le Marais, il y avait des voitures qui circulaient à toute vitesse et même qui étaient garées nuit et jour… J’ai récemment rêvé la place des Vosges libérée de sa cage d’acier, ouverte à toute heure et pour tout le monde. J’y installerais même une brasserie ouverte toute la nuit avec une immense terrasse.
TSF
Votre père, François Leclercq, est le fondateur de l'agence d’architecture Leclercq Associés, qui met au cœur de sa pratique la « capacité de fusionner paysage et architecture ». Comment cela vous a-t-il influencé ? Permis de façonner votre goût ?
Pierre-Louis
En effet, j’ai grandi dans une agence d’architecture capable de tout faire, de tout comprendre et d’imaginer, comme un grand paquebot laboratoire d’expérimentation de compréhension des enjeux de la conception de demain, tout en observant la manière créatrice de s’accommoder du contexte comme force primaire de la conception d’un projet : « Faire avec un contexte ». Comprendre les lieux et les situations, les apprécier et éventuellement les améliorer, en composant avec l’évolution des usages et des pratiques de la ville. On doit demain savoir habiter dans un immeuble de bureaux vide, faire la fête dans un parking ou faire du sport sur le périphérique.
La maison fait face d'une part à la mer, exposée à la beauté et à la puissance de la Méditerranée et du mistral, et elle s'ouvre d'autre part sur le jardin, plus calme, qui donne sur les falaises d’Endoume et l’église Saint-Eugène.
TSF
Vous n'aimez pas être associé à un métier en particulier et êtes autant architecte que photographe ou directeur artistique. Quels sont les créatifs qui nourrissent votre inspiration ?
Pierre-Louis
J’accorde beaucoup d’importance à la pluridisciplinarité, au mélange des genres et des influences dans mon activité car de plus en plus de métiers, de savoir-faire, de passions se croisent, collaborent. Les univers créatifs se décloisonnent pour le meilleur, les différentes pratiques s’alimentent les unes les autres dans un dialogue riche et réjouissant. Ce qui nourrit mon inspiration, c’est essentiellement le déplacement, le mouvement. Je suis fasciné par la ville métropolitaine et son rapport aux grands paysages qui l’entourent. Mes trajets très fréquents en train entre Paris et Marseille sont pour moi l’occasion d’observer le territoire, de rêver, de travailler, d’être transporté. J’admire le travail d’Archigram, mouvement théorique d’une utopie urbaine non formelle, où chaque espace est modulable et adaptable et qui a pu inspirer Richard Rogers et Renzo Piano pour la conception du Centre Pompidou. C’est un lieu qui me plaît pour sa dimension plastique et évolutive, sa capacité d’accueillir toutes sortes de programmations, du terrain de foot à la bibliothèque. La réversibilité y est poussée à son maximum grâce à cette structure libre. J’aime aussi le travail du photographe Cyrille Weiner, sa manière d’observer des émergences ou des « résistances » de nature dans la ville. L’architecte Charlotte Perriand est également un modèle de par sa manière de libérer le corps dans l’architecture et le mobilier, d’allier savoir-faire vernaculaire et modernité, rusticité et extrême sophistication. J’ai beaucoup d’estime pour l’architecte Gérard Granval, le concepteur des choux de Créteil, avec qui j’ai eu la chance de collaborer pour révéler l’esthétique d’une de ses premières œuvres, la maison Cacharel dessinée pour Jean Bousquet. Plus près de moi, la jeune scène marseillaise est extrêmement dynamique et très inspirante. Elle fait revivre des savoir-faire ancestraux et valorise un patrimoine, un territoire et un terroir uniques en s’affranchissant des esprits de chapelle et en faisant dialoguer approches et pratiques multiples (artisanat, poterie, céramique, broderie, photographie, édition d’art, curating d’expositions, production agricole et viticulture locale, réemploi, restauration, activation de l’espace public). Je pense entre autres à Franca Atelier, Emmanuelle Roule, Emmanuelle Oddo, Gustave Alfsen avec Baïta, Axel Chay, Maxime Verret, les architectes Simon Moisière et Jean Rodet de l’agence Concorde, Erika Blu, la photographe Morgane Renou, Yes We Camp, et tant d’autres !
TSF
Nous sommes ici à Marseille, chez vous. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de cette bâtisse ?
Pierre-Louis
C’est une maison construite par un armateur breton en 1901 sur la corniche Kennedy à Marseille. Elle est bâtie sur une ancienne calanque, ce qui la fait légèrement gîter, donnant la sensation d’être sur le pont d’un bateau. Nous la voyons bien de la mer, au sein d’un alignement de maisons sur la corniche, voisine avec une villa années 1980 dans un style arcade en mosaïque de l’architecte Édouard Sarxian. Il y a un côté mer, exposé à la beauté et à la puissance de la Méditerranée et du mistral, et un côté jardin, beaucoup plus calme, qui donne sur les falaises d’Endoume et l’église Saint-Eugène. Elle est orientée est-ouest. Cette double orientation rythme la journée, avec un temps d’ombre, de répit, quand le soleil est au zénith. J’aime y observer le mouvement de l’eau – avec modération car il est hypnotique –, capturer le mouvement intense des rayons lumineux dans les intérieurs, sur les matériaux et les surfaces, qui diffèrent selon les saisons. J’aime surtout sa proximité avec la ville dense, ses commerces et ses promeneurs contemplatifs. C’est un rêve éveillé, lorsqu’elle est piétonnisée à l’heure où le soleil se noie en face dans la côte bleue, un moment d’éternité retrouvée, « la mer allée avec le soleil » pour reprendre le célèbre vers de Rimbaud.
TSF
Comment l'avez-vous rénovée, repensée ?
Pierre-Louis
L’idée était de ne pas vraiment y toucher. De garder l’essentiel – les boiseries, les moulures, les carreaux – tout en y apportant de la clarté avec des peintures lumineuses légèrement teintées.
La maison est bâtie sur une ancienne calanque, ce qui la fait légèrement gîter, comme le pont d’un bateau.
TSF
Et meublée ?
Pierre-Louis
Ce sont principalement des meubles récupérés à droite et à gauche, le strict minimum. Table, chaise, piano, lit. Des travaux d’amélioration, de légères modifications, se font au fur et à mesure.
TSF
Vous avez également entrepris de transformer – durant le confinement – une partie de son jardin en potager. Deux ans plus tard, où en êtes-vous ?
Pierre-Louis
La chance d’être ici pendant le confinement m’a permis d’appréhender différemment le sens d’une maison à grande échelle. Les espaces trouvent de nouvelles destinations, souvent temporaires et éphémères. Le jardin – dont une partie était effectivement devenue un temps potager – est désormais un « jardin sec méditerranéen » plus ornemental, avec des essences adaptées à l’aridité du climat, dans une démarche de frugalité et d’intervention minimale. Il ne nécessite ainsi qu’un minimum d’entretien et n’a surtout pas besoin d’être arrosé.
TSF
Que raconte ce lieu de vous ?
Pierre-Louis
Ce lieu même raconte une vie plus proche des éléments, de la nature et de l’horizon. Il est enivrant et pourrait être un absolu de par sa situation. On m’a parlé de navigateurs en haute mer devenus ivres d’espace, la mer et ses étendues infinies procurent un vertige et délivrent un sentiment d’apesanteur. Il est par la suite impossible de redescendre sur terre, on vogue alors toutes voiles dehors vers l’horizon. Mais, heureusement, je n’ai pas encore entendu les sirènes.
TSF
Pour vous, The Socialite Family, c’est ?
Pierre-Louis
Une manière de voyager à travers des parcours très variés, des univers spécifiques, créatifs, inspirants.
TSF
Où vous retrouverons-nous dans les prochains mois ?
Pierre-Louis
Dans les prochains mois, à travers divers projets dont un bel immeuble tout en bois près du bois de Vincennes, le nouveau lieu de résidence artistique très dynamique Poush Manifesto à Aubervilliers à visiter lors des portes ouvertes (200 artistes et une programmation foisonnante), un premier grand équipement sportif dans le nord de la France, une fondation d’art sur la côte méditerranéenne, le nouvel Hôtel Présent sur la place Voltaire à Arles, œuvre de mon associé Adrien… En librairie, à travers le livre Le bois dont on fait les villes réalisé avec Cyrille Weiner, Michelle Leloup, journaliste, et Jad Hussein, graphiste, édité chez Park Books. À travers une série que je termine sur le futur hôtel Les Roches au Lavandou avec l’agence PietriArchitectes. Aux Rencontres de la photographie d’Arles. À travers une série de mobiliers en développement, etc.
TSF
Quels sont les lieux, les adresses qui vous viennent spontanément à l’esprit lorsque l’on évoque Marseille, ses environs ?
Pierre-Louis
La Bonne Mère (ou Notre-Dame de la Garde), son ascension à vélo à toute vitesse, avec le plus beau point de vue sur Marseille dont j’aime explorer et scruter les détails. Nous y comprenons toute son histoire, son urbanisme. Celle d’une ville cerclée de nature, tournée vers le large, à la géographie presque sentimentale. Un îlot autonome entre les calanques et le massif de l’Estaque et celui de l’Étoile. Il y a également la corniche à l’heure dorée, le plus beau travelling sur la cité, et les îles du Frioul. Les puces de Marseille, qui recèlent des surprises. Il est possible d’y trouver absolument de tout, des carburateurs de motos aux fruits exotiques en passant par des pièces de mobilier art déco. L’autoroute A55 au-dessus du bassin d’Arenc qui domine tous les territoires nord de Marseille entre friches industrielles et littoral. Le plan d’Aou et ses nouveaux terrains inaugurés récemment, imaginés par les architectes de l’agence Concorde avec une vue imprenable sur l’Estaque. Le centre culturel la Belle de Mai, et ses belles fêtes sur le toit, imaginé par l’architecte Matthieu Poitevin. Les événements festifs et culinaires de Baïta organisés par mon ami Gustave qui investit des lieux le temps d’une soirée et lie artisans et chef pour une expérience culinaire unique. La cave Ivresse en ce moment à la Traverse, un des meilleurs cafés de Marseille torréfié par Gallien dans son atelier de torréfaction et de dégustation La Tisserie. Le Vélodrome, pour la ferveur des matchs de l’OM et la vue depuis le haut des gradins sur le massif des calanques, la friche de l’Escalette et ses magnifiques pavillons Prouvé. Buropolis, résidence d’artistes et espace de production artistique mais aussi de découvertes et de rencontres, qui recherche actuellement un nouveau lieu. Les plages du Prado et, bien sûr, le Tuba pour la fin de journée dans une ambiance féerique imaginée dans un ancien club de plongée.
"Ce qui nourrit mon inspiration, c’est essentiellement le déplacement, le mouvement. Je suis fasciné par la ville métropolitaine et son rapport aux grands paysages qui l’entourent."