Familles
Quand la passion pour un designer du XXᵉ siècle prend le pas sur la vie
Chez
Alexandre Jolivet et Ulrikk Dufossé, Teilo
Il y a d’abord le lieu, cinématographique. Puis le mobilier, à la limite de la monomanie. Chez Alexandre Jolivet et Ulrikk Dufossé, Pierre Chapo est le roi. Dans l’appartement vu dans le film Tomboy, de Céline Sciamma, ses œuvres faites de bois d’orme et de chêne massif trônent telles des reliques sacrées. Envoûtantes et chaleureuses, leur imposante présence guide la mise en scène orchestrée par le jeune couple, conçue pour sublimer l’héritage sixties du logement. Car celui-ci, tout comme les poignées et le boisé des portes coulissantes, est d’origine. Une volonté de la part de ces jusqu’au-boutistes, qui confère à l’appartement un caractère indéfinissable. Pour rendre hommage à tous ces détails, l’aménagement de l’espace change d’ailleurs souvent et les collectionneurs s’improvisent dénicheurs de talents. Du céramiste au peintre en passant par le sculpteur. Les créations se succèdent sur leurs étagères. Un environnement détonnant qu’ils nous livrent aujourd’hui à travers une interview aussi riche en anecdotes que leur intérieur en est de signatures prestigieuses.
Lieu
Paris
texte
Caroline Balvay
Photographies et Vidéos
Constance Gennari
TSF
Alexandre, Ulrikk, que faites-vous dans la vie ?
Alexandre
Je suis le fondateur du Strict Maximum. J’y propose toutes sortes de choses pour lesquelles j’ai des coups de cœur au fil de nos vadrouilles dans les vide-greniers et aux puces. Je propose des objets que je trouve cools et que j’espère cools sur d’autres étagères que les nôtres.
Ulrikk
J’ai deux casquettes. Je gère une société de logistique. Cette activité est un pont vers celle d’Alexandre car il faut bien expédier tous ses objets un peu partout dans le monde. Ulrikk est le nom sous lequel j’exerce mon activité de sculpteur, représentée par la galerie Lost City Arts à New York.
TSF
Depuis combien de temps vivez-vous dans cet appartement ?
Alexandre
Bientôt quatre ans. C’est notre premier achat et la première fois que nous restons aussi longtemps au même endroit. Le temps file, c’est que l’on doit s’y sentir bien.
Ulrikk
C’est effectivement un doux sentiment que d’être aussi content de partir en vacances que d’en revenir. Nous retrouvons toujours notre appartement avec beaucoup de plaisir.
Alexandre
D’ailleurs, lorsque nous y avons emménagé, nous avions l’impression d’être en vacances ! Sans doute à cause de l’immeuble en lui-même qui me rappelait des locations dans lesquelles j’avais passé du temps plus jeune. Mais aussi le grand balcon, la loggia dite « cuisine d’été » ou encore la verdure environnante.
TSF
Quelle a été la raison de votre choix ?
Ulrikk
Nous cherchions depuis quelque temps à acheter un appartement lorsque j’ai trouvé celui-ci. Pour l’anecdote, nous l’avions croisé dans le film Tomboy de Céline Sciamma. Nous avions autant aimé le film que l’appartement dans lequel l’héroïne évolue. Un jour, je reconnais sur une annonce immobilière le grillage des balcons ! Je fonce visiter l’appartement en question et BINGO : il s’agissait bien de lui ! Nous savions que le film était tourné en Île-de-France et, par chance, il s’avérait que c’était dans le périmètre de nos recherches. Une obsession s’est ensuivie et il est alors devenu inenvisageable de vivre ailleurs.
Alexandre
Tout y était. L’omniprésence du bois apporte énormément de caractère au lieu et surtout nous voulions de grandes ouvertures vers l’extérieur. Pour achever de nous convaincre, tout un tas de détails tels que des petits mobiliers intégrés, des portes coulissantes, des placards-séchoirs et des poignées d’époque étaient présents… Immédiatement, on y a vu les possibilités d’agencement. C’était une aventure qui commençait. Nous avions le mobilier et les objets, dès lors, nous allions avoir l’écrin parfait de la même époque.
Pour achever de nous convaincre, tout un tas de détails tels que des petits mobiliers intégrés, des portes coulissantes, des placards-séchoirs étaient présents...
TSF
Vous êtes jusqu’au-boutistes, comment définiriez-vous votre style en termes de décoration ?
Ulrikk
C’est quelque chose que nous revendiquons tout à fait. Je ne sais pas si je pourrais nommer notre style et je pense d’ailleurs que ce n’en est justement pas un. Ce qui nous a toujours importé, c’est, tout d’abord, l’ambiance. La cohérence du tout ainsi que la manière dont les meubles et les objets vont fonctionner ensemble. Il nous arrive de nous séparer de pièces que nous aimons parce qu’elles ne cadrent pas avec le reste. Cela semble un peu scientifique comme approche mais c’est comme cela que nous ressentons les choses. J’ai conscience d’ailleurs d’être un peu plus radical que ne l’est Alexandre… Un mauvais meuble au mauvais endroit peut me miner des jours durant !
TSF
Qu’est-ce qui vous plaît dans le travail de Pierre Chapo ?
Ulrikk
J’ai découvert Pierre Chapo lors de recherches sur Charlotte Perriand, puisque leurs deux noms sont souvent associés (même si aucune collaboration n’a eu lieu entre eux). Mais je ne me souviens pas avoir été foudroyé tout de suite par son travail. Je pense que c’est un esthétisme qui s’apprivoise. Il faut parfois un peu de temps pour apprécier les bonnes choses ! Sa modernité est très subtile, rien n’est évident. Plus on côtoie son travail, plus on l’apprécie. J’aime particulièrement le Chapo antérieur aux années 1970. Même si nous avons un faible pour ses pièces vintage, le travail de son fils Fidel – qui a repris la production depuis quelques années – est tout aussi remarquable. Chapo, c’est avant tout des meubles pensés pour M. et Mme Tout-le-monde, mais qui égalent ceux des grands maîtres du XXIᵉ siècle. Le rapport qu’entretenait Chapo avec sa matière première est aussi très important à mes yeux et je pense que c’est ce qui le différencie. Le bois, il l’aimait, le choyait et surtout – et c’est très important –, il le pratiquait. Chapo disait : « Je laisse libre cours à mon bois. » Il était acteur de la création à la fabrication.
Alexandre
Il en parle bien, non ?
TSF
Comment avez-vous conçu l’esprit de votre appartement ?
Alexandre
Avec ses grandes portes coulissantes en bois, il nous a tout de suite fait penser à la suite d’un hôtel. Du coup, il fallait absolument qu’il y ait de la moquette pour une ambiance feutrée. Pour nous, la grande époque, c’était la Galerie Steph Simon de Saint-Germain-des-Prés dans les années 1960 où le mobilier de Charlotte Perriand côtoyait les lampes Akari d’Isamu Noguchi, les rouleaux de Georges Jouve ou encore les grès de Jeanne et Norbert Pierlot. Mais aussi la galerie Chapo où des grès de Robert Deblander ornaient les créations de Pierre Chapo. L’esprit de ces lieux est une source d’inspiration indéniable.
TSF
Quelle serait votre pièce préférée en termes de mobilier ?
Alexandre
Je sais qu’Ulrikk va parler de la bibliothèque de Pierre Chapo, alors je la lui laisse ! Je vais dire que ma préférence va à notre lit d’Alain Tavès édité par Sentou. Nous avons toujours été à la recherche du lit parfait à la fois sobre, fonctionnel (il peut se transformer en daybed), grand et surtout stable et silencieux !
Ulrikk
Le lit Tavès aurait d’ailleurs pu être un lit Chapo mais malheureusement ceux-ci sont trop étroits ! Ma pièce préférée est effectivement la bibliothèque B17 de Chapo. J’ai le sentiment que mon cœur s’est arrêté net lorsque je l’ai vue dans une petite chambre où elle m’attendait sagement depuis tant d’années. Impossible de repartir sans… J’ai fait rentrer illico presto ses 230 cm de long dans notre Coccinelle. Il s’agit du modèle moyen mais je ne désespère pas de trouver le grand un jour. Et il ne manquera alors que le petit !
TSF
Que manque-t-il chez vous ?
Alexandre
Seule la prochaine tentation nous le dira ! Ce sera sans doute quelque chose d’inutile mais de très très beau.
Ulrikk
Ce n’est pas une question à me poser… Sinon, je vais chercher et je finirai par trouver.
TSF
Comment concilier vie de famille et décoration signée ?
Ulrikk
Nous ne sommes pas maniaques. Surtout, pas de psychose ! Mon fils a appris tout petit à faire attention et à évoluer dans un intérieur où meubles et objets ont une importance et une histoire. Il y est d’ailleurs aujourd’hui très sensible.
TSF
Quelle a été votre éducation par rapport à la décoration et à ce style de décoration ?
Alexandre
J’ai une grand-mère et des parents chineurs. C’est vraiment un truc de famille. J’ai beaucoup de souvenirs d’enfance sur des vide-greniers ! Les levers aux aurores, les chaussures trempées, les barquettes de frites… Tu comprends maintenant pourquoi je n’arrive pas à faire la grasse mat’ le dimanche ? Il me faut mes frites ! Mais à côté de cela, ma famille n’était pas attirée par le style que nous affectionnons. Je veux dire par là que ce n’est pas eux qui m’ont initié. Avec Ulrikk, nous avons développé nos centres d’intérêt ensemble au fil du temps.
Ulrikk
J’ai grandi dans à peu près tout le contraire de ce que je connais aujourd’hui. Pas de décor, pas d’ambiance, pas de style. Juste des meubles. Sans doute cela a-t-il provoqué mon intérêt pour les intérieurs. Comme le dit Alexandre, nous avons évolué ensemble vers ce que nous affectionnons aujourd’hui, et c’est aussi le fruit d’une parfaite entente entre nous. L’un étant très friand d’objets et l’autre passionné de meubles.
TSF
Où allez-vous chiner vos pièces ? 2-3 bonnes adresses à nous confier ?
Ulrikk
Pour le mobilier, je suis adepte du meilleur au meilleur prix. J’ai un peu de mal à payer le prix fort. Ce que je peux encore trouver pour pas (trop) cher avec un peu de patience et un poil de pugnacité me réjouit. Tous nos meubles viennent du célèbre site de petites annonces de particuliers. Parfois, en allant chercher une table basse, on découvre sur place d’autres merveilles. Mais c’est également frustrant de voir des choses nous passer sous le nez car, bien entendu, cela ne réussit pas à tous les coups… Mais ce qui n’est pas pour nous aujourd’hui le sera peut-être demain !
Alexandre
Nous nous levons aussi très tôt le dimanche pour les vide-greniers… Mais lorsque nous flânons aux puces de Saint-Ouen, nous nous arrêtons toujours Marché Paul Bert à la Galerie Gendras-Régnier, pour sa sélection très pointue de grès et de céramiques contemporaines. Nous y voyons toujours des pièces exceptionnelles de grands céramistes tels que Robert Deblander, Élisabeth Joulia ou Albert Vallet. J’aime aussi les céramiques utilitaires de Nelly Bonnand et les sculptures de son mari Georges Yassef. Mais là, il faut fouiller leur compte Instagram ou se rendre dans la Drôme provençale ! Nous l’avons fait cet été, une belle rencontre et de belles céramiques en guise de souvenirs.
TSF
La faute de goût à ne pas commettre ?
Alexandre
Penser que l’on a du goût, n’est-ce pas une faute de goût ? À vos stylos, vous avez trois heures.
TSF
La pièce de vos rêves les plus fous ?
Alexandre
Une grande toile de Pierre Soulages. Je ne sortirais plus de chez moi, je passerais mon temps face à elle à me noyer dans son outrenoir. Par chance, cela n’arrivera jamais, donc je resterai toujours un sirop de rue !
Ulrikk
C’est une torture de devoir choisir, là, tout de suite, une seule pièce, car nous rêvons toutes les nuits ! Je dirais spontanément le fauteuil en peau de vache que Charlotte Perriand a dessiné en 1955 d’après un autre modèle de 1935. Je l’adore. Il est moderne, rationnel et dégage quelque chose de tellement authentique.
TSF
Un designer iconique qui vous séduit en dehors de Pierre Chapo ?
Alexandre
Isamu Noguchi. Ses lampes Akari envahissent peu à peu l’appartement. Il n’est pas l’inventeur de la lanterne japonaise mais toutes ces formes sculpturales qu’il a créées sont magiques. On a l’impression d’avoir des lucioles. C’est difficile d’intégrer d’autres lampes chez soi quand on a goûté à celles de Noguchi.
Ulrikk
Harry Bertoia. Depuis que nous vivons ensemble avec Alexandre, nous avons toujours des chaises de Bertoia dans nos appartements. Je crois même que je lui dois mon intérêt pour ce qu’on appelle le design. Aujourd’hui, le bois de Chapo ayant envahi l’intérieur, le banc et les chaises Bertoia meublent l’extérieur. J’estime que ses assises sont des sculptures. Elles n’arrêtent pas le regard. Il se prolonge au travers de la structure même et je trouve cela très poétique. Même si j’avoue que cela fait un peu taré, j’éprouve de la sympathie pour ses chaises et chaque fois que j’en croise une, cela me fait un petit quelque chose.
TSF
Un restaurant à nous recommander ?
Ulrikk
Sans hésiter le Clos des Roses dans le Var. Le restaurant est situé au cœur d’un magnifique domaine viticole et propose une cuisine raffinée aux saveurs méditerranéennes dont la plupart des produits proviennent du potager du vignoble. Un de nos rendez-vous chaque été !